Depuis février 2005, tous les mercredis, un groupe de conteurs venait à la mission de Kolowaré pour une séance des contes kotokoli en kotokoli. Une partie de ces textes ont été publié dans le fascicule La fille à la main coupée.
Les conteurs ne sont pas lettrés, et ne parlent pas français, sauf une femme, Pauline Bamélé. Voici leurs noms et leur photo:
Saybou Idjoseena, appelé Saybou Longa, à cause du petit tambour longa avec lequel il accompagne la séance.
Seybou Sebade Giagafo, appelé habituellement Seybou Kamu, car il joue le gros tambour kamu.
Seybou Zacharie, dit Avocat
Badabo Baneyau
Akondo Aliasim
Salifou Adjeretou Ciakora
Mamatou Ouro Kora
Pauline Bamélé
Habituellement, le conte ne se dit pas n'importe comment ni n'importe quand. Mamah Fousséni souligne que le conte tem se raconte surtout après les moissons,
lorsque la saison des semailles n'est pas encore entamée. C'est le moment où la communauté villageoise est peu active… et le conte est à la mode dans
les vestibules, les chambres, les cours des maisons et parfois sur la place du village. Et il ajoute : Il est strictement déconseillé de dire des contes pendant
la journée. C'est seulement le soir, après le repas, qu'on a le droit de s'y consacrer (1).
Contrairement aux séances nocturnes qui peuvent durer jusqu'au petit matin, notre séance avait un caractère particulier. Pour répondre aux besoins des narrateurs
et de l'enquêteur la séance avait lieu l'après midi vers 17 h. et elle durait une heure. Habituellement les conteurs étaient seuls sans participants extérieurs, sauf des
rares fois où il y avait quelques invités, ou bien des étrangers de passage, ou encore des enfants qui suivaient la séance derrière le grillage de la cour : ils chantaient,
tapaient les mains, ils s'amusaient avec les conteurs.
Le conte était toujours accompagné, soutenu, par le petit tambour longa,(2) parfois aussi par des clochettes.
L'émission du conte a lieu en tem. Le conteur commence par une formule rituelle : deti qu'on peut traduire : voici un conte ou écoutez le conte.
A cela tout le monde répond : daya: dis ton conte, nous t'écoutons, nous sommes toute oreille. A la fin de l'histoire on remercie le narrateur
en ces termes : nya na isoda, qui signifie mot à mot : toi et le ciel. Le conteur répond par nya na adè, toi et la terre. Comme le souligne encore Mamah Fousséni
ce rituel a « une signification symbolique, un sens magique, presque religieux … c'est un accord social qui sort le narrateur et son public de la monotonie
de la vie réelle pour le transférer dans un autre monde, celui de la fiction, de l'imaginaire, en un lieu ou la vérité côtoie le mensonge pour constituer une
critique sociale. Pendant que le récit se déroule, le narrateur est en quelque sorte au ciel, dans une atmosphère féerique. A la fin il rejoint le public pour
se retrouver dans la réalité quotidienne… Le conte sort donc de la réalité quotidienne pour constituer un monde fictif et extraordinaire. Voilà pourquoi
on l'entoure d'un rituel du début à la fin» (3).
Le narrateur est en dialogue permanent avec les autres conteurs - qui deviennent son public - soit par des sollicitations directes, soit à travers les chants.
Les contes qui ne comportent pas de chants sont rares. La chanson est introduite par le conteur, reprise par les assistants et accompagnée par le tambour.
Le public peut, à son tour, intervenir à tout moment pour faire des commentaires, demander des éclaircissements, des précisions.
Un certain nombre de contes ont été collectés dans une cour du village. Le vendredi matin vers 10 heures, accompagné
d'Aledjou Affo, j'allais dans une cour
où trois femmes (Abiba Abdoulaï, Filera Alfa, Issaka Mendeu) et le chef de cour (Alassani Samirè), formaient un petit
groupe de conteurs. Dans la photo on voit le vieux Samiré, Abiba, Foulera. Autour d'eux,
la vie se déroulait normalement : des enfants pleuraient, des jeunes filles, sur leur foyer, préparaient le gari, la mère s'attelait à la cuisine, le père ciselait un lance-pierre
tandis qu'il faisait griller un épi de maïs, un garçon écrasait des condiments sur une meule, et dans la cour les femmes entraient et sortaient, s'arrêtaient un moment
à côté des conteurs en faisant leur commentaire, tandis que les enfants plus petits étaient autour des conteurs pour chanter et s'amuser avec eux.
Les textes étaient enregistrés à l'aide d'un magnétophone et d'un nouvel appareil l'MP3. Chaque séance était inventoriée à l'aide de Aledjou Affo et certains contes
transcrits en caractères phonétiques, puis traduits en français ; d'autres directement traduits en français du tem par Aledjou Affo et moi-même.
Une chose à ne jamais oublier : le conte, dans sa simplicité d'énonciation, est une œuvre d'art. Nous sommes dans le domaine de l'oralité et un texte écrit n'est pas
à même de transmettre l'art du conteur.
Dans la traduction on a essayé, autant que possible, de conserver les caractéristiques de l'oralité: style, images, phrases idiomatiques, astuces du conteur, répétitions,
idéophones, etc. Pour cette raison la traduction peut paraître lourde, parfois bizarre, difficile, tortueuse, surtout pour un lecteur non habitué au français d'Afrique.
D'autre part un texte écrit ne peut rendre les supports stylistiques, les éléments phoniques, verbaux et mimiques du conteur: verve, voix, sourires, gestes, mélodies
des chansons. Ainsi le texte perd une grande partie de sa beauté, richesse, saveur, originales. On a réduit des textes vivants, produits devant un public, à textes
écrits, inanimés, sans vie, morts.
En effet le conteur met en œuvre toute une série de techniques « audiovisuelles » pour entrer en communication avec l'auditoire. Son arme principale reste la parole.
Le conteur, surtout les meilleurs, est un professionnel de la parole. Il la fait jouer sur tous le registres, sur tous les tons. A chaque personnage il offre sa voix
appropriée : vieillards, enfants, malades, animaux. Chaque situation, chaque état d'âme sont rendus avec les modulations propres : explosions de joie, peurs
terrifiantes, tristesses prolongées, stupeurs soudaines, gloutonnerie avide, etc. Le conteur ne parle pas uniquement avec la bouche, mais avec tout son corps.
Il joue ce qu'il raconte avec tous les moyens dont il dispose : voix, gestes de mains, expressions du visage, mouvement des yeux, balancement de la tête, silence,
idéophones, etc.
Le conteur est assis mais il oblige son corps à assumer les positions les plus variées, les attitudes les plus étranges, selon les exigences des
actions évoquées. Le conte est visualisé, représenté et joué devant des acteurs qui voient le spectacle se dérouler là devant eux, qui réagissent et qui jugent
la réussite de la performance, par des réactions bruyantes: explosions de rires, approbations à haute voix accompagnées par des applaudissements prolongés.
Une dernière remarque. Les contes constituent une littérature obscure. Parmi les genres littéraires c'est l'un des moins transparents. Ce sont des affabulations,
des travestissements des mythes, à leur tour travestissement des vérités dernières. P. Erny relève que ces textes contiennent déjà en germe potentiellement, mais
réellement, le savoir au plus haut degré: « Le savoir... est là tout entier, implicite, latent. La suite de l'instruction de l'initiation ne sera jamais qu'un travail
d'explicitation, de dégagement de quelque chose qui est donné dès le départ... les vérités essentielles devront être désengluées de la gangue enfantine,
qui en même temps les véhicule et les cache » (4).
Et il continue : Il n'est pas déplacé de parler d'ésotérisme à propos de ces petits récits quand on les envisage dans toutes leurs dimensions. Ils contiennent
bien un sens caché à la portée métaphysique, une signification secrète. Mais celle-ci est projetée à une échelle humaine et sociale, de sorte qu'on
peut raconter ces histoires sans être le moins du monde conscient du trésor qu'elles portent en elles. Mais qu l'on sait au clair ou non, cette signification
secrète est toujours là: elle rayonne, elle agit, elle illumine, elle apaise, guérit et éveille (5).
Ces textes veulent être un hommage aux conteurs qui ont bien voulu partager avec moi leur temps, leur savoir, leur art, en nous faisant savourer quelques bribes de la
culture traditionnelle tem.
1 ) MAMAH FOUSSENI, Contes Tem, Togo, NEA, 1988, 10.
2 ) Longa : petit tambour à deux membranes, composé d'une caisse étranglée à mi-hauteur, offrant l'aspect d'un sablier. Il est suspendu aux épaules et on le joue avec des baguettes
arquées en le tenant sous les aisselles et le bras en faisant pression sur les lacets qui relient les deux cerceaux pour moduler les tons.
3 ) MAMAH FOUSSENI, cit. 11-12.
4 ) P. ERNY, Nos contes merveilleux: une plongée dans le mystère, Etudes, Juin 1984, 804.
4 ib.