La véritable veillée de contes a lieu habituellement la nuit, tandis que nos séances sont diurnes.
Ces séances ont lieu le dimanche après-midi dans la cour de Kpadjawé à Kolowaré, ou bien le mercredi à la mission, ou
le vendredi au village.
1 - Dans le groupe des conteurs on trouve quelques personnes âgées, mais la plupart d'entre eux sont des jeunes
adultes,
notamment dans le groupe du dimanche. Au début ce sont uniquement des hommes, puis peu à peu des femmes se sont ajoutées,
car la nouvelle circulait au village et conteurs et assistance augmentaient. (1)
2 - Autour du groupe des conteurs il y a un public nombreux : adultes, jeunes, enfants qui participent au divertissement
de la rencontre. Parfois la séance commence par de tout petits enfants qui imitent les adultes en criant leur deti - daya.
Une fois les conteurs regroupés le meneur de la séance enchaîne avec une série de chansons, et… les jeux sont ouverts.
3 - Le conteur est assis en tenue ordinaire de tous les jours au milieu de l'auditoire. Cela signifie qu'il n'a pas de
déguisement, ni une tenue vestimentaire particulière. Parfois il se lève pour mimer les actions qu'il évoque,
mais ordinairement il le fait en restant assis.
4 - Le conteur commence l'émission de son conte par une formule codée : deti, et l'assistance répond :
daya.
Voici comment Zakari Tchagbalé interprète les deux formules : « A la fin du conte le public présente ses remerciements
au conteur en disant nya na isodaa : toi dans le ciel, toi et le ciel. Le public associe l'effort du conteur avec
l'altitude… et on peut… faire un parallèle entre la notion d'altitude et l'imaginaire qui place le conteur et son public
hors du temps et de l'espace, dans un monde d'une logique différente qui est supposé se trouver au-dessus du nôtre.
Le public serait ainsi préparé à entrer dans cette logique du monde imaginaire » où toutes les rencontres sont possibles,
et tout est possible (2) : les sourds entendent, les muets parlent ; les génies, les animaux, les arbres, les souliers…
parlent aux hommes ; des filles adultes sortent et rentrent du ventre de leur mère ; des oiseaux enseignent le Coran,
d'autres vont à l'école, etc. Ainsi peut-on proposer la traduction suivante : deti : « un conte » daya « oui », c'est
à dire: « Voici un conte » et « D'accord, nous t'écoutons ». (3)
Le public remercie donc le conteur par la formule na isodaae conteur répond : me na adé : vous et la terre.
A la fin du récit tout le monde rejoint à nouveau le monde du réel. (4)
5 - Pour entrer en dialogue avec le public chaque conteur commence sa performance en saluant l'assistance.
Il se présente avec son nom, ses origines, ensuite il salue les participants avec des formules classiques,
par exemple Salam Aleïkoum, soit par d'autres liées aux circonstances : nya na wade, nya na kaninga,
nya na tewu, nya na fifini, ; quand il fait frais ou froid : « toi et la fraîcheur, toi et le froid » ;
au moment de la pluie
« toi et la pluie » ; quand il fait chaud et on transpire « toi et la sueur, toi et la chaleur »…
Voici à titre
d'exemple, le début du conte Œufs de Boa à décorer : « C'est moi Zachari Jagafo qui fait ce récit.
Mais d'abord je vais vous saluer.
Bonsoir à tous ». Parfois le dialogue est plus étoffé. Voir Le Lépreux et les œufs sur le rônier. Le conteur se
présente : « Bonjour à tous, bonjour, comment ça va, il fait encore jour. Nous nous sommes encore retrouvés sous
notre apatam, nous et la sécheresse ». Et le dialogue se poursuit.
6 - Le narrateur, en racontant son histoire, se propose plusieurs objectifs: montrer ses connaissances, son art,
instruire, amuser, divertir le public, s'imposer aux autres conteurs, se faire apprécier par le public. Le message
n'est jamais absent du conte, même si parfois on a l'impression que l'aspect ludique l'emporte sur le contenu.
On est réuni pour s'amuser, se distraire, se divertir.
7 - Ailleurs, par exemple parmi les Anyi de la Côte d'Ivoire, le narrateur est toujours accompagné par son épicentre,
ou agent rythmique, celui qui répond au conte, qui reçoit la parole (5). La parole passe obligatoirement par ce personnage
pour arriver à l'auditoire. Chez les Kotokoli on ne trouve pas le personnage du « répondeur ». Le conteur parle directement
à l'assistance qui reçoit son message. Le conte est raconté d'un seul jet.
8 - Néanmoins, quelquefois, un véritable dialogue s'instaure entre le conteur et quelqu'un du public qui devient son
interlocuteur, intermédiaire, accompagnateur : il lui fournit des détails du récit, des précisions, des informations
tout au long de l'émission du conte. Cela est arrivé, par exemple, entre Brahima Arouna a Amadou Kpadjawé le 1er Avril.
9 - De toutes les façons le narrateur est en dialogue permanent avec son public : par des sollicitations directes,
des compléments d'informations, des chants. Quelqu'un de l'assistance peut aussi intervenir pour poser des questions,
préciser des détails, faire des commentaires. Parfois c'est le conteur lui-même qui pose des questions au public sur
tel ou tel détail. Voir le dialogue entre conteur et public dans le conte Origine du mariage.
10 - Le conteur dialogue avec le public surtout par des chants. Les histoires qui ne comportent pas de chansons
exécutées
par le conteur et reprises par le public, sont rares. Ce sont des chants internes au récit, exigés par le déroulement
de l'histoire elle-même. Il y a un refrain repris plusieurs fois par l'assistance. Parfois on peut commencer la séance
par une chanson. Voir le conte Le Lépreux et les œufs sur le rônier.
11 - Un autre élément pour entrer en dialogue direct avec le public ce sont les devinettes. Les conteurs peuvent
décider
d'agrémenter la séance par une série de devinettes. On ne commence plus par Deti - Daya, mais par une autre formule
qui introduit le nouveau genre. On dira : Alibata, et le public de répondre : kenase. (6) On quitte le
genre « conte » pour entrer dans celui des devinettes, souvent construit sur les jeux de mots et les idéophones. (7)
12 - En plus des contes et des devinettes, la séance peut être étoffée avec d'autres matériaux, par exemple
des « historiettes » modernes, des courts récits sur des sujets d'un passé récent ou d'actualité. Le 27 avril 2005
la séance débute par ce genre de récits : les anciens qui marchaient à pied et les blancs en voiture, les porteurs au
service de l'administration, les travaux obligatoires pour payer l'impôt, méthode traditionnelle pour préparer l'engrais,
tissage traditionnel et tissage moderne, les blancs qui viennent ici chercher des idées pour leurs produits,
les améliorent et les ramènent, par exemple les symboles sur les pagnes, etc.
13- Dés fois la séance peut commencer ou terminer par une série de kewoo (8) « chantefables ».
En fait la traduction serait plutôt « Chants de louange ». Dans le groupe des conteurs figure la griotte
Mamatou Ouro Kora de Kolowaré, connue dans tout le Togo pour ses performances. Ses chansons sont d'un ordre
totalement différent des chants liés aux contes. Ce sont des « à solo » chantés sur un ton très haut, dans
lesquels elle évoque des faits historiques, des personnages du passé ou du présent, en tissant leur éloge.
Elle sait émouvoir, toucher et attendrir le public jusqu'aux larmes.
14 - La séance se présente comme un tout harmonieux, homogène et cohérant. Il n'y a pas d'interruption entre
les contes. Le conteur qui termine sa performance lie son histoire à la suivante par des chants. En attendant
qu'un nouveau conteur se présente, le public reprend le refrain proposé par le conteur, ou parfois par le meneur
de la séance.
15- Le déroulement de la séance est soutenu par un ou deux tambours (Kamou et Longa) et une clochette pour
accompagner l'émission des contes et souligner les moments forts, surtout les chants. Faute de clochette on
utilise la lame d'une hache qu'on percute avec une tige de fer ou un long boulon. Dans la cour de Kpadjawé
on utilise habituellement le petit tambour Sioo, parfois le tambour Akirima.
16 - L'art du conteur ne consiste pas à raconter des textes inconnus, à présenter des récits que personne ne
connaît. Son talent se manifeste dans la manière inédite de narrer des récits anciens. L'auditoire connaît
déjà, en gros, le déroulement du conte. Un conte est apprécié, savouré dans la mesure où il est présenté d'une manière
attrayante. L'habilité et l'art du conteur résident dans sa capacité à faire réagir, vibrer son public, voire le
manoeuvrer.
17 - On arrive ici à un élément essentiel de la veillée, à sa dimension esthétique. Avec Yves-Emmanuel Dogbe on peut
dire que ce qui fait la valeur esthétique du discours est le timbre de la voix de celui qui parle et la manière avec
laquelle il scande, débite ses propos. Dans cette combinaison… la voix joue un rôle capital. C'est plus elle qui vous
enchante, vous envoûte, vous gagne à la cause de celui qui parle, de ce qu'il dit. Et c'est là qu'il est question du
don de la parole, de la poésie, c'est-à-dire des propos qui créent… l'expérience extatique. (9)
18 - Pour entrer en communication avec l'auditoire et créer cette ambiance, le conteur met en oeuvre toute une série de
techniques "audiovisuelles". Le bon conteur est un professionnel de la parole (10). Il la fait jouer sur tous les registres,
sur tous les tons. A chaque personnage le conteur prête sa voix avec le timbre et le ton appropriés: vieillards, enfants,
malades, animaux...; chaque situation, chaque état d'âme sont rendus avec les modulations de voix correspondantes:
explosion de joie, peurs terrifiantes, tristesse prolongée, stupeurs soudaines, gloutonnerie avide, etc. Il peut utiliser
aussi une voix nasillarde ou mal prononcer des mots pour imiter certains personnages, par exemple Araignée. Le conteur
ne parle pas seulement avec sa bouche, mais avec toute sa personne.
Sa parole est constamment accompagnée par une mimique
particulièrement expressive et vigoureuse. Le narrateur "joue" ce qu'il raconte, avec tous les moyens dont il dispose:
voix, gestes des mains, expressions du visage, mouvement des yeux, balancement de la tête, silences éloquents,
idéophones... etc.
Le conteur est assis mais il oblige son corps à assumer les positions les plus variées,
les attitudes les plus étranges, selon les exigences des actions évoquées.
Le conte est visualisé, représenté et joué
devant un public qui "voit" le spectacle se dérouler là devant lui, et qui juge de la réussite de la pièce.
19 - Parfois, pour mieux entrer en communion avec son public et présenter avec plus de force et dynamisme son histoire,
le conteur se lève et raconte son texte debout, en mimant les actions du conte, en les visualisant avec ses gestes. Par
exemple le dimanche 18 mars 2007, dans la cour de Kpadjawé, lors d'une séance, le jeune artiste Akpo Awali a raconté
son récit debout, presque en dansant, tellement il était saisi par les faits qu'il racontait.
20 - Le public est là, attentif et prêt à manifester, même bruyamment, son accord ou son désaccord avec les conteurs.
En dernier ressort c'est le public qui le grand arbitre du jeu. Par ses approbations, ses réticences, ses applaudissements,
ses désapprobations, ses rires, il juge et il classe les conteurs. A la fin d'un conte sur l'origine du clitoris,
une jeune femme a poursuivi le conteur qui essayait de se sauver après les rires, les huées et les applaudissements
nourris pour ce conte paillard. Comme le souligne encore Zakari nous sommes ici au sommet de la veillée
villageoise. (11)
21 - Marco Bertoni en parlant des contes et conteurs musey du Tchad utilise cette image : « Le conte est
comme une corde qui vous entraîne dans un puits qui ne tarit jamais et dont l'abondance des eaux vous
submerge. Celle-ci…représente symboliquement l'eau de la sagesse qui rafraîchit et qui guide l'individu
dans la vie sociale. L'auditoire se laisse entraîner par la corde qui descend dans le puits où il y a
les contes et les histoires qui reflètent les traditions de la communauté, dont il se désaltère à l'image
de l'eau du puits qui éteint sa soif ». (12) Peut-on appliquer la même image aux contes tem ? Je crois que oui.
1 ) Les conteurs de la cour de Kpadjawé; les hommes: Brahima Arouna, Amadou Kpajawé Latiff, Akpo Awali, Agodomou Taminou, Alfa Tchali Awali, Amadou Soradji;
les femmes: Amadou Moussibatou, Amadou Aminetou Kadiwé, Abrowa Zulifatou, Adam Richalatou.
2 ) La même idée est soulignée par M. P. Ferry, Les dits de la nuit, contes tenda du Sénégal oriental, Paris 1983, 20-21.
3 ) Zakari Tchagbalé, Suzanne Lallemand, Toi et le Ciel, Vous et la Terre, Contes paillards Tem du Togo, Paris, Selaf, 1982, 12. Ces formules d'ouverture on les trouve
aussi chez les Ewe. Cf. Yves-Emmanuel Dogbe, "Misegli" ou l'esthétique d'une creation littéraire, in
La Tradition Orale source de la littérature contemporaine en Afrique,
NEA, Dakar-Abidjan-Lomé, 1984, 100.
4 ) Cf. La fille à la main coupée, cit., III-IV.
5 ) Marius Ano N'Guessan appelle ce personnage "le poncteur". M. A. N'Guessan, Contes agni de l'Indénié, Abidjan, 1977, 26.
6 ) Comme le note Zakari Tchagbale : au cours de la veillée n'est pas prévu un moment pour le conte, un autre
pour les devinettes… chaque genre littéraire peut être adopté à tout moment à condition d'être présenté par sa formule… l'un des rôles de la formule est de présenter le genre
littéraire. Cit. 28.
7 ) En voici quelques unes : Quand je sors, je pousse, quand je rentre, je pousse : la natte qui ferme la porte et qui glisse sur une ficelle. Ma mère m'a donnée une
somme importante à compter, et je ne finis pas : les étoiles. Depuis la nuit des temps qui est le plus âgé entre le Ciel et la Terre : les deux ont le même âge.
La pierre roule dans la rivière : le goitre.
8 ) En lisant ces notes Zakari Tchagbale faisait cette remarque : Ce que je sais de « kewoo », c'est qu'il s'agit d'un chant funèbre ; spécialité des pleureuses,
il est chanté soit pour émouvoir le public des funérailles, soit pour louer le mort, ou, au contraire pour l'accabler. Par exemple, pour un défunt qui était considéré
comme sorcier et ayant un fils lui aussi sorcier, une femme a chanté le kewoo suivant : les gens se réjouissent de la mort du lion, le lion n'a-t-il pas enfanté ? I
l est possible que le kewoo, qui est un genre littéraire, ait été sorti de son contexte par Mamatou Ouro Kora pour en faire un genre profane.
9 ) Yves-Emmanuel Dogbe, cit. 101.
10 ) Voir Contes d'Ayui Kouakou François, cit. X-XI, où les éléments de la veillée sont présentés d'une façon
organique. Ces éléments on les trouve aussi dans d'autres cultures. Voir, par exemple, Antonio Melis, I MASA, Tradizioni orali della savana del Ciad, LES MASA, Traditions orales de la savane au Tchad, Plus, Pisa,
2002, 187. Marco Bertoni, I MUSEY, Miti, favole e credenze del Ciad, LES MUSEY, Mythes, fables et croyances du Tchad, Editrice Democratica Sarda, 2005, 264 et ss.
11 ) Zakari Tchagbalé, cit., 12.
12 ) Marco Bertoni, cit. 265.