Avant Propos

Parmi les figures de l'hassidisme, Rabbi Nathan de Nemrov a connu un itinéraire assez curieux. Il a passé l'essentiel de sa vie a recueillir et fixer par écrit les paroles d'un autre. Rabbi Nathan explique qu'un rêve l'a poussé à cela :
Dans mon sommeil j'allais à la boulangerie pour y acheter des petits pains. En chemin je m'arrêtai, pris d'un violent chagrin : serait-ce là le but de ma vie? Prendre des petits pains chez les uns pour les donner aux autres? Rien d'autres, rien de plus? A ce moment-là un homme apparut devant moi et me dit : «Si tu veux que je t'aide, accroche-toi à moi.
Cet homme était Rabbi Nahman, le Tsadik dont il allait devenir le scribe attitré.
Prendre des petits pains chez les uns pour les donner à d'autres? Rien d'autre, rien de plus? Rien d'autre, rien de plus! Voici le but de ce recueil de contes, Car c'est œuvre pie et beaucoup de labeur que de recueillir des paroles longuement mûries par d'autres, les absorber, les transcrire dans la langue où elles ont été dites, leur donner une continuité, les traduire dans une autre langue, les éditer (1).

Introduction

Ce recueil de contes se situe dans la suite des autres fascicules : A Table avec les vieux (1), Contes d'Ayui Kouakou François (2), La fiancée du Fleuve (3).
A Ces trois recueils sont déjà présents dans ces pages. On reproduit, pour une meilleure compréhension des textes, quelques informations concernant les Bona. Pour une documentation plus complète sur les Bona, les sens des textes, le style narratif, on se référera aux fascicules parus.
On s'arrêtera, par contre, un peu plus longuement, sur l'objet du recueil, à savoir le personnage de Nyamian, le Dieu suprême des Anyi-Bona (4).
Il est banal de relever que Nyamian n'est pas propre aux Bona. Il est aussi honoré dans tous les groupes Anyi, Baulé, Lagunaires du Sud-Est. Mais ce recueil ne concerne que les Bona et l'auteur a vécu une dizaine d'années parmi eux.
Le texte se présente sous forme de notes, de flashes, sur l'un des personnages qui revient le plus souvent dans les contes : Nyamian. Ces notes ne sont ni de la théologie (réflexion sur Dieu à partir de la révélation), ni de la théodicée (réflexion sur Dieu et ses attributs à partir de la raison), mais uniquement un complément introductif qui éclaire quelque peu le personnage de Nyamian. En même temps, le texte voudrait aider le lecteur à mieux apprécier, goûter, savourer, se laisser entraîner, «envoûter» par la beauté des récits.
La méthode suivie n'est peut-être pas exempte de dangers et de risques. En effet, j'ai utilisé soit les données collectées parmi les informateurs, soit celles puisées directement dans les récits eux-mêmes. Quelqu'un faisait remarquer que le texte aurait plus de rigueur si on avait utilisé l'une ou l'autre source sans les mélanger. Une fois les éléments réunis, il fallait les ordonner. Ici apparaît une deuxième limite liée au statut et à la formation du chercheur.
Même si j'ai eu un contact immédiat et assez prolongé avec le milieu décrit, il reste toujours le problème très délicat de trouver la terminologie exacte pour exprimer des réalités qu'on ne saisit pas complètement. Comme le fait remarquer Grottanelli :
Quand on passe du particulier au général, s'accentue le péril que le cadre soit influencé, même de façon indirecte et inconsciente, par les catégories du chercheur et par sa tendance à ordonner les connaissances selon les schémas désormais traditionnels en occident, en dernière analyse, de la théologie judéo-chrétienne... L'ordre sera introduit par lui, d'après les nœuds et les liens logiques par lui entrevus. La sélection et la concaténation même des données ne seront suggérées que par sa propre formation théorétique (5)…et théologique, puisque l'auteur est missionnaire catholique. Paul Emile Adjaffi remarque que cette même difficulté est propre à tout chercheur, aussi bien africain qu'occidental : étant donné que les adeptes de la religion traditionnelle ne saisissent pas eux-mêmes d'un seul regard tout le système de leurs propres croyances...il faut trouver un langage conventionnel, compréhensible pour tous, et cela ne rend pas toujours compte de la réalité, du moins complètement. C'est le cas du terme "Dieu", au sens général, qui nous intéresse ici (6). Pour cette raison il ne faut pas chercher dans ces notes ce qu'elles ne sont pas, ou ne peuvent pas donner (7).
J'ai essayé de traduire dans un langage accessible le vécu, conscient et inconscient, des amis bona qui m'ont ouvert leur cœur pendant ces années de vie commune, et surtout lors des séances de contes dans les différents villages. Je me suis efforcé d'expliquer ce que les Bona évoquent.
Plus que les explications, ce qui est important, ce sont les paroles dites que j'ai essayé de respecter scrupuleusement et de transmettre dans leur intégralité. J'ai pris des petits pains chez les Bona pour les donner à d'autres.
Il en est de même pour le style de chaque conteur, avec les répétitions, les omissions, les phrases idiomatiques, les idéophones, etc. à défaut de sa voix on aura sa manière de parler de la vie, dit Marie Paule Férry à propos du conteur Tenda, et elle ajoute :
Les contes ne parlent que des vivants, ne craignant pas le mensonge ils se situent où tout est possible, presque tout; reste au lecteur de découvrir ce possible, à comprendre les règles du désir tenda qui va élaborer l'illusion. L'inconscient est par essence collectif, car il est ce que les hommes ont en commun par-delà leurs différences individuelles et mêmes culturelles (8).
Que le lecteur puisse trouver dans ces récits «quelques miettes de cette universalité et satisfaire son désir» (9).

1) A. KIENTZ, Le don du récit, tradition orale et ethnologie, Etudes, 10 (1987), 340-341.
2) J. P. ESCHLIMANN, S.GALLI, A table avec les vieux, recueil de contes Agni-Bona, Koun Fao, 1976.
3) S. GALLI, Contes d'Ayui Kouakou François, recueil de contes Agni-Bona, Koun Fao, 1977. Ce texte sera cité : CAKF.
4) S. GALLI, Un fleuve pour fiancé, contes Agni-Bona, Abidjan, 1985. Nous avons inversé le titre.
5) Habituellement on écrira «Anyi» et non pas «Agni». Dans les citations on garde la graphie des auteurs.
6) V. G. GROTTANELLI, Il pensiero religioso e magico, in Ethnologica, Milano, 1965, vol.III, 3O8-309, cit. in P. E. ADJAFFI KOUASSI, Humanisme religieux agni et foi chrétienne, Rome, 1978, 200-201.
7) Ib. B. HOLAS fait la même remarque à propos de son recueil de Contes Kono. Il convient toutefois de prévenir le lecteur de ne pas attribuer à ces textes plus de ce qu'ils ne contiennent. B. HOLAS, Contes Kono, Paris, 1975, 20.
8) M. P. FERRY, Les dits de la nuit, contes tenda du Sénégal oriental, Paris, 1983, 20-21.
9) Ib.