Le couple Nyamian -Asiè

Pendant l'interrogation du cadavre (1), on demande à la dépouille du défunt : Nyamian one Asie beni jiè te kpaïn? : de Nyamian et de la Terre, qui est le plus vieux? Habituellement on doit donner cette réponse : la Terre (2). Il semble que la raison soit la suivante:
- la première chose que l'enfant voit quand il vient au monde, c'est la terre. C'est sur la terre qu'il apprend à marcher. C'est sur la terre qu'il se traîne avec les mains et les pieds. C'est sur la terre qu'il joue et qu'il s'amuse.
- ensuite, peu à peu, il se met debout. Mais c'est seulement en grandissant qu'il se tiendra debout, qu'il apprendra à marcher, qu'il regardera en haut et qu'il verra le ciel, la voûte céleste, le firmament, Nyamian.
Dans ce cas comment traduire le terme Nyamian : Dieu du ciel, voûte céleste, firmament, Dieu?

Nyamian, dieu du ciel

Généralement, quand on parle de Nyamian, on se réfère à Dieu. Voici quelques expressions courantes :
- pour remercier quelqu'un d'un service important, on dira : me fa Nyamian da wo ase : je demande à Dieu de te remercier en mon nom.
- quand quelqu'un part en voyage, on lui fait ce souhait : Nyamian man è dju boko, nan a sa wo sin boko : que Dieu te fasse arriver et revenir sain et sauf.
- dans un deuil, une situation difficile, une maladie, un coup dur, on consolera l'intéressé en lui souhaitant : man Nyamian djo wo kunu : que Dieu rafraîchisse ton ventre, que Dieu t'apaise.
- pour souhaiter «bonne année», on peut utiliser cette expression : Nyamian man wo ti hè : Dieu fasse que ta tête «dure» longtemps (3), que tu vives longtemps.

Il y a ensuite des expressions qui sont sur les lèvres de tous. On les trouve peintes sur les camions, les taxis, les murs des maisons :
- Nyamian o brè : Dieu est là, est toujours avec nous
- Nyamian o nafe man : Dieu ne dort pas
- Nyamian tua wo kare : Dieu payera tes dettes, Dieu te payera

Dans la vie de tous les jours, on ne pourra rien entreprendre, ni mener à bien, si Dieu n'est pas d'accord. On dira toujours : se Nyamian di so a... On fera tout Nyamian duman nu, au nom de Dieu, ou bien Nyamian fanga nu, avec la force de Dieu.
Dans le même sens, on trouve l'expression Nyamian kafara, s'il plaît à Dieu, ou mieux : qu'à Dieu ne plaise. L'homme ne peut rien faire Nyamian ji sin, derrière le dos de Dieu, à son insu, car sonan nkora djore yo Nyamian ji sin : l'homme ne peut rien faire à l'insu de Dieu.
Dans tous les cas cités, on se réfère à Nyamian, Dieu, et non pas à Nyamian, voûte céleste.

Nyamian, voute céleste

On trouve d'autres expressions, dictons, plus ambigus, où le sens n'est pas évident du premier coup. En voici quelques-unes :
- Nyamian ne se to : littéralement l'expression signifie : (le) Nyamian est en train de tomber. Qui tombe? Le Dieu du ciel? La voûte céleste? Ni l'un ni l'autre. Quand on parle de Nyamian, en ce contexte, personne ne pense à Dieu. Tout le monde sait que c'est l'expression consacrée pour parler de la pluie, donc on traduira tout simplement : il pleut.
- Nyamian ne a kpè : la pluie s'est arrêtée (est coupée).
- Nyamian ne se kpura, Nyamian ne se kan nu : Nyamian tremble, il se secoue : il y a du tonnerre. Dans ce cas le terme peut se référer soit au Dieu du ciel, soit au firmament. Des contes disent que les coups de tonnerre ne sont que les grognements de Nyamian qui se plaint des méfaits des humains.
- Nyamian ne se muna : Nyamian s'obscurcit, il fait noir. Dans le cas est évidente la référence à la voûte céleste. C'est l'expression courante pour parler du ciel noir, couvert de nuages, qui annoncent la pluie.

Nyamian, etre céleste qui habite au dessus du ciel

Les expressions citées révèlent au moins deux sens, deux acceptions du terme Nyamian :
- ciel, voûte céleste
- le Dieu du ciel
Les Bona sont bien loin d'identifier Nyamian avec la voûte du ciel. Nyamian c'est le Dieu céleste qui habite au-dessus du ciel, sa créature. Il révèle sa majesté dans l'immensité des cieux, mais il a une configuration propre, personnelle, irréductible à l'expérience humaine. Etant au dessus du ciel, il se manifeste dans les phénomènes atmosphériques : tonnerre, foudre, nuages, pluie. Ces manifestations ne sont qu'une épiphanie du Dieu du ciel, de l'Etre Suprême céleste. Telle semble être l'explication de l'ambiguïté du langage, de la terminologie fluide qui indique, avec le même mot, le Dieu du ciel et les phénomènes atmosphériques.

Nyamian, Dieu des Chrétiens?

Le terme Nyamian est utilisé pour indiquer le Dieu des chrétiens, soit par les Anyi, les Baoulé, et en général, par les Akan. On a choisi ce terme faute de mieux. Nous allons voir que le contenu sémantique du Nyamian bona, anyi, baoulé, n'est pas le même que celui du Dieu des chrétiens, Pour analyser le contenu du terme, pour voir ce que les Bona mettent derrière ce mot, j'utiliserai surtout le matériel oral collecté, notamment les contes (4).

Nyamian: un souverain terrestre

Le premier trait, le plus commun, le plus évident, le plus banal, qu'on trouve dans les contes, ce sont les caractéristiques anthropomorphiques de Nyamian : il a une maison, des terres, des épouses, des enfants, des parents.

Les parents

Comme tous les humains, Nyamian a un père et une mère. Ces parents sont habituellement âgés, souvent malades, et ils meurent comme tous les autres. Dans les contes on parle régulièrement de la mort du père et de la mère de Nyamian. On parle souvent de ses parents dans un contexte funéraire. Cela est une occasion pour les sujets de Nyamian de venir et d'apporter des dons pour les funérailles. Les dons sont proportionnés au rang du destinataire. Très souvent ce sont des dons extraordinaires. En voici quelques-uns : - apporter la queue du plus vieux des éléphants, la lui couper sans le tuer ;
- apporter Hyène vivant ;
- pleurer avec la bouche et l'anus ;
- tuer son propre enfant .
Voici le début d'un conte : Autrefois, nous étions tous là dans le monde. Monsieur Araignée était là aussi. Nous vivions depuis longtemps. En ce temps là, on vivait avec le Seigneur Dieu. On était vraiment nombreux. Les choses étant ainsi, voilà qu'un jour on annonça que le père du Seigneur Dieu était gravement malade. La maladie était tellement grave qu'il était tout près de la mort (5).

Les épouses

Nyamian se présente comme un vieux, un homme riche, entouré de prestige. Comme tous les vieux et les notables qui se respectent, Nyamian est polygame. Le nombre des épouses n'est pas défini. Parfois il profite de sa position de force pour prendre les femmes des autres. Celles-ci, habituellement, sont consentantes. La conduite de ces femmes n'est pas toujours exemplaire. Certaines sont infidèles, d'autres voleuses, d'autres palabreuses.
Les adultères ne se comptent pas. Nyamian essaye de découvrir le coupable. Il convoque sa cour, ses notables, et il ouvre l'enquête. Une fois le coupable identifié, il envoie un messager pour le convoquer, juger l'affaire et le punir. Le coupable met alors en œuvre toute une série d'astuces pour résister et échapper ainsi au châtiment. Il envoûte avec une danse, des chants, les uns après les autres, tous les envoyés de Nyamian. Ceux-ci, séduits, subjugués par la magie de la danse, oublient leur mission. Mais, malgré tous les moyens utilisés, le criminel sera attrapé et puni.
Nyamian ne mange pas n'importe quelle nourriture. C'est le riz qu'il mange. Le riz est son plat préféré. En ce temps-là Nyamian avait pris une nouvelle épouse. Or chaque jour on volait son riz. Tout le monde pensait que la nouvelle mariée était la coupable.
Pour déceler le voleur, Nyamian décide de laver son Kra (6) et d'inviter toutes les épouses à la rivière avec lui. La coupable sera celle qui aura une grosse hernie ombilicale. On découvre alors que la coupable n'était pas la nouvelle mariée, mais la première épouse, celle qu'on croyait au-dessus de tout soupçon.
Araignée a une fille qui se nomme Berehiame, à savoir : Rien ne m'est impossible. Nom provocateur. Nyamian exige la fille en mariage. Araignée doit la lui donner. Nyamian met alors en oeuvre une série de pièges pour «faire tomber» sa femme :
- il lui construit une maison sans toiture, - il exige qu'elle soit toujours bien habillée et élégante, mais sans lui acheter d'habits.
Araignée tire chaque fois sa fille d'embarras, et Nyamian doit s'avouer vaincu.
Nyamian peut même se débarrasser de l'une de ses femmes pour la donner en mariage à l'un de ses sujets. Nyamian, une fois, fait semblant de mourir pour voir laquelle des ses épouses l'aime vraiment. C'est toujours celle que, lui, aime le moins.

Les enfants

Nyamian a des enfants des deux sexes. Les enfants sont mortels. Ils peuvent tomber malades et mourir. Nyamian a même un enfant paralysé. Le vieux Nyamian va alors consulter son komian, prêtre, devin, guérisseur, qui lui indique une herbe spéciale appelée asiè gnimaa, l'oeil de la terre, pour le soigner. Nyamian prend alors son pagne, il le noue autour de ses reins, et il se dirige vers le village. Il s'adresse à Araignée, expert connaisseur de la flore forestière, qui lui procure la plante désirée.
Les enfants de Nyamian sont comme tous les autres enfants. Par exemple sa fille accouche, mais elle n'a pas assez de lait pour nourrir son enfant. Tout le monde vient alors lui offrir des cadeaux : miel, bangui, lait de vache, de chèvre. Lièvre arrive et promet le lait d'une bufflesse. Traire une bufflesse... c'est un exploit : voilà le conte!
Nyamian a un enfant, Tiedou Bofouo. Celui-ci est chasseur, comme son nom l'indique. Un jour il s'égare dans la forêt. Poussé par la soif et la faim, il rencontre une vieille sorcière. Il lui demande de l'héberger pour la nuit. En se déplaçant, il trébuche et il tombe dans le foyer en renversant la marmite de la vieille. Celle-ci le foudroie de ses yeux. En rencontrant le regard de la sorcière, l'homme tombe raide mort.
Nyamian a un enfant, Kakabangoa, expert dans la lutte. Un jour celui-ci se bat avec Siekumam, le fils d'Araignée. Ce dernier a le dessus. Nyamian demande alors à Araignée de lui céder son enfant. Après de longues discussions, Araignée accepte de donner son enfant, en échange d'une gourde pleine de mensonges, de contes. C'est à partir de ce jour que les contes sont arrivés dans le monde.
Nyamian a le caractère d'un vieux jaloux. Il a une fille très belle. Il l'enferme dans une maison en brousse pour ne pas la donner en mariage aux jeunes qui veulent l'épouser. Mais ses précautions s'avèrent inutiles. La fille sera également séduite. Nyamian convoque alors tous les êtres de la brousse pour trouver le coupable, le père de l'enfant. C'est l'enfant lui-même qui reconnaîtra son père.
Nyamian promet l'une de ses filles en mariage au plus intelligent, au plus rusé de ses sujets. Il promet sa fille à celui qui gagne une course, à celui qui arrive le premier à... Bondoukou. Ce n'est pas celui qui court le plus vite qui gagne, mais le plus malin.
Un jour Nyamian a des problèmes sérieux avec ses enfants. L'un d'entre eux a même une liaison coupable avec sa première femme. Il s'appelle Sikaa, argent. Nyamian aime tellement son enfant qu'il ne peut pas vivre sans lui. Mais Sikaa part dans le monde et on ne le retrouvera plus. Depuis ce jour, tout le monde le cherche.
Nyamian a une fille au nom mystérieux. Celui qui réussira à découvrir ce nom pourra l'épouser. Araignée arrive à le connaître : Maminja Fragade, et ils convolent.

Nyamian: un chef

Nyamian habite dans un village : il se promène comme n'importe quel vieux. Son allure est lente, vénérable. Il commande plusieurs villages et il a à son service des jeunes prêts à exécuter ses ordres. Il possède des terres, des champs, des troupeaux. Il demande aux jeunes gens d'aller débroussailler ses parcelles, ou bien d'aller brûler sa brousse.
Il lui arrive même de promettre l'un de ses boeufs à celui qui sait rester au milieu de la brousse quand celle-ci est en feu. Evidemment Araignée se présente comme candidat. Toutes les aventures et mésaventures font l'objet du conte. Nyamian est entouré de notables. Il les convoque pour demander leur avis, mais la décision finale lui revient.
Un jour, Araignée se présente et demande de devenir le chasseur particulier de Nyamian. Celui-ci convoque ses notables pour connaître leur opinion. Les vieux réfléchissent et disent : C'est toi notre chef, nous sommes tous sous tes ordres. Aucun d'entre nous n'a été ton chasseur jusqu'à maintenant. Araignée est venu et t'a demandé d'être ton chasseur. Toi, tu nous as soumis son offre. Maintenant c'est à toi d'évaluer et de décider. S'il peut vraiment être ton chasseur, dans ce cas, nous donnons un avis favorable (7).
Parmi tous les notables, une place de choix revient au porte-canne, le porte-parole du roi. Celui-ci est vraiment la bouche du roi, son avis est de poids, et il occupe une place de premier plan à la cour, il est le chef de tous les notables : Autrefois, depuis que le monde existait, Araignée était son porte-canne. Suivant l'habitude des anciens, personne ne rentrait dans la cour du Seigneur Dieu, à l'exception de son porte-canne et du Seigneur Dieu lui-même : eux seuls pouvaient s'y rendre (8).
Les sujets portent régulièrement des dons à leur Seigneur, mais c'est son porte-canne qui les reçoit, les conserves, les administre. C'est lui qui recueille les amendes des procès, c'est à lui qu'on remet les moutons, le gibier de la brousse, l'or et une partie de tout ce qu'on fabrique. Or, puisque c'est lui le premier parmi tous les notables, très souvent ce personnage se trouve en position de force par rapport à son Seigneur et il abuse de ses pouvoirs : il impose sa volonté, il trompe son Seigneur, il l'exploite, il le vole en lui soutirant biens et argent. En voici quelques exemples.
Un jour Araignée propose à Nyamian de promulguer une nouvelle loi : faire disparaître de son royaume tous ceux qui n'ont pas l'intégrité corporelle, notamment tous les ulcéreux, ceux qui ont des plaies. Nyamian accepte. Araignée est chargé de l'opération. On élimine tous les infirmes. Mais voilà que Araignée, à cause de sa cupidité, tombe sous l'emprise de cette loi que lui-même vient d'établir. Il essaye de s'en tirer par une ruse : il coupe la langue au possible délateur. La ruse échoue. Araignée est couvert de honte. Pour échapper à son sort, à la mort, il ne lui reste d'autre solution que de chercher la protection d'un nouveau maître. Une autre fois, Araignée a dilapidé tous les biens de son maître. La fin de l'année arrive et son Seigneur lui demande les comptes :
Araignée, l'année est terminée, apporte donc tout le gibier que tu as chez toi, l'argent qu'on t'a remis, les moutons que tu as reçus : apporte tout pour qu'on puisse faire les comptes (9).
Araignée se met d'accord avec sa femme pour se tirer d'affaire. Le vieux Nyamian, crédule, tombe dans le traquenard d'Araignée. Cela montre la puissance de ces personnages et leur malhonnêteté. Ils arrivent même à ridiculiser en public leur souverain en l'accusant faussement d'avoir déféqué sur la place publique.
Le conte laisse entrevoir le pouvoir presqu'absolu du personnage. Il provoque son Seigneur jusqu'à le mettre en jugement. Dans ce dernier récit, le porte-parole traîne son propre chef devant les juges. La cérémonie se passe en présence de tous les chefs de canton et les chefs de village. Le chef d'accusation est une faute publique commise par le souverain : avoir déféqué devant la porte de ses femmes. Or juger un chef devant ses pairs, pour une faute publique, revient purement et simplement à le détrôner. En effet tous les chefs se retirent ainsi que les notables, et Nyamian reste seul à se lamenter sur son sort.
Cette rapide esquisse de quelques caractéristiques de Nyamian montre que ce personnage possède des traits communs à tous les hommes, mais aussi des prérogatives propres à un souverain, qu'on peut ainsi résumer :

Le Bona conçoit donc Nyamian comme un souverain, un grand souverain qui habite au-dessus de la voûte céleste. L'équivalent Etre Suprême-Souverain se retrouve aussi au niveau linguistique. Souvent le conteur, à l'intérieur du même récit, utilise indifféremment les termes Nyamian ou Famian, comme parfaitement interchangeables (10).
Cet usage indifférencié des deux termes est révélateur de l'idéologie bona par rapport à la chefferie. Le binôme Nyamian-Famian laisse entrevoir l'étroite connexion entre «l'Etre Suprême» céleste et «l'Etre Suprême» terrestre. Le souverain ne serait que l'image, le délégué, le représentant sur terre de Nyamian qui est dans les cieux : Nyamian, le souverain au dessus de tous les autres souverains, donc un souverain universel.

Nyamian: un souverain universel

La spéculation bona conçoit Nyamian en termes anthropomorphiques, mais ceci n'est que la première partie d'un volet à deux faces. Ces mêmes textes de littérature orale reconnaissent à Nyamian des caractéristiques propres et des pouvoirs qu'aucun souverain n'a sur terre. Nyamian est bien le souverain au-dessus de tous les souverains.

Un souverain qui ne meurt jamais.

Le Bona ne dira jamais que Nyamian est immortel, du moins il ne le dira jamais avec cette formule. Il l'exprimera à sa façon, avec des images. Par exemple : Nyamian a des parents, des enfants, qui sont mortels comme tous les humains, mais lui ne meurt pas, ne meurt jamais.
Un soir à Akrassikro (11) un jeune homme racontait un conte sur Araignée qui promet d'apporter la queue du plus vieux des éléphants à la mort de Nyamian. A côté de moi il y avait deux femmes âgées. Elles disaient entre elles : C'est un jeune, il ne sait pas conter. Ce n'est pas Nyamian qui est mort, c'est son père.
Dans tous les contes collectés, je n'ai jamais trouvé un récit où on parle de la mort de Nyamian, sauf quand Nyamian fait semblant de mourir pour tester ses femmes, éprouver leur amour, leur fidélité à son souvenir.
De même, je n'ai jamais trouvé un conte où on parle de la naissance de Nyamian. On raconte régulièrement la naissance de ses enfants, ou bien des enfants de ses enfants, mais on ne trouve jamais d'allusions à ses origines, ni à sa fin. Cela se comprend : Nyamian est le garant de la vie, de l'ordre, de l'harmonie cosmique : il ne peut pas mourir, disparaître, car sa disparition entraînerait la dissolution de l'univers.
Cette idéologie, on la retrouve sous-jacente à tous les rites mis en œuvre par la société à la mort d'un souverain. Ces rites ont pour but de neutraliser les effets meurtriers de cette mort. Puisque le souverain est le garant de l'ordre social, la voûte de cet ordre, la source de la vie, s'il disparaît, tout s'écroule. Mais en fait tous les souverains meurent. Voilà pourquoi la société a élaboré une série de rituels pour limiter les dégâts de cette mort.

Nyamian, source de tout pouvoir

Lors de la fête de l'igname, le souverain exécute une danse. De retour de la source où il a été purifié, le souverain, debout sur le monga, le hamac royal, avec un ample mouvement giratoire, tend les mains vers les quatre points cardinaux, soulignant ainsi sa connexion avec le cosmos. Ensuite il fait le geste symbolique de tout recueillir en ramenant les mains vers sa poitrine, pour exprimer que tout lui appartient, hommes et choses. La danse se termine par un geste fort éloquent : il soulève sa main au-dessus de sa tête en pointant l'index vers le ciel. Sa grandeur, son pouvoir, lui viennent de Nyamian. Nana Bonzou II, roi des Anyi-Ndénié, commente ainsi ce geste: Après Dieu il n'y a que moi sur la terre (12). Le pouvoir du souverain provient donc d'en haut, ne lui appartient pas en propre. Le souverain n'est que le représentant visible de l'instance suprême, le lien qui relie les vivants aux ancêtres, à l'ancêtre fondateur, et par lui, à l'Etre Suprême Nyamian, de qui provient toute vie, tout pouvoir.
On peut trouver des souverains qui oublient d'être les représentants de Nyamian. Ils se considèrent plus forts que lui, ou même au-dessus de lui. Parfois ils arrivent à en nier l'existence : Ah, c'est moi, le roi c'est moi. Y-a-t-il quelque chose dans le monde qui s'appelle Dieu et qui est plus grand que moi? On va bien voir! Si tu dis qu'il existe quelque chose qui est plus Dieu que moi, alors toi et moi, nous allons voir (13).
Ces souverains se prennent eux-mêmes pour l'instance suprême, détenteurs de tous les pouvoirs, maîtres de la vie et de la mort. Ils ne sont plus alors ni source de vie, ni les garants de la vie, mais des agents de mort.
Dans ces cas, Nyamian intervient en les remettants à leur place. Habituellement Nyamian intervient à travers un nouveau-né, un enfant, un «infans». La raison semble être celle-ci: l'enfant ne possède pas encore de connaissances, de science acquise, car il n'a pas encore vécu. Tout ce qu'il dit ou tout ce qu'il fait lui a été communiqué par quelqu'un d'autre, par Nyamian, dans le monde des ancêtres d'où il provient.
C'est donc Nyamian qui a tous les pouvoirs, et le pouvoir terrestre n'est qu'une participation, une extension, une concrétisation, une délégation, du pouvoir de Nyamian.
Tout cela est souligné dans les mythes d'origine. Ces récits montrent qu'à l'origine la société était strictement égalitaire. Personne ne s'appelait nana (vieux, aïeul), personne n'avait de préséance.
En ce temps-là il n'existait ni chefs, ni insignes de pouvoir. Mais les hommes veulent un chef. Ils vont voir Nyamian pour lui en demander un. Nyamian répond : Dimanche je vous le montrerai. En effet le dimanche suivant, à 8 heures précises, Nyamian fait un grondement de tonnerre, ensuite une chaîne descend du ciel, accompagnée d'un hamac et de toutes sortes de richesses. Un deuxième grondement, et voilà une machette et des dabas qui tombent à leur tour. Un troisième grondement et voilà : le plus jeune des onze frères se trouve dans le hamac. Il est au-dessus de ses frères : il les commande.
Dans d'autres récits, la description est beaucoup plus poétique. Les hommes sont pris de frayeur en voyant descendre du ciel des «choses» qu'ils ne connaissent pas. Les voici dans l'ordre :
- un grand pagne ago,
- une peau de chèvre,
- une queue d'éléphant,
- un tabouret recouvert d'or,
- des sandalettes d'or.
Les hommes ne savent pas quoi faire. Ils s'adressent au plus âgé d'entre eux pour lui demander d'aller voir ces objets. Le vieux les invite à le suivre. Arrivé sur place, il leur demande d'être solidaires dans le risque : il faut s'approcher tous ensemble de ces objets. L'ancien s'approche le premier, mais les autres, pris d'une peur soudaine, s'enfuient.
L'ancien reste ainsi seul. Le lendemain, ils reviennent le voir. Le vieux est toujours là avec son grand pagne tombé sur lui. Ils lui demandent alors de s'asseoir sur le tabouret. Ils l'intronisent. Il devient chef.
C'est donc Nyamian qui donne le pouvoir et aussi les insignes du pouvoir, les signes et les symboles concrets de la royauté.

Nyamian, créateur du monde et des hommes

Il existe toute une série de récits qui commencent ainsi : tem bo Nyamian bole maa ne : quand Nyamian a créé le monde. Nyamian est le créateur de tout, et par conséquent le garant de l'ordre de ce monde qu'il a créé. Pas seulement de l'ordre social, mais aussi de l'ordre cosmique. Les mythes d'origine racontent comment Nyamian, au début, a créé le monde et toutes ses créatures, en gros dans cet ordre : - le monde,
- les esprits de la forêt,
- les humains, hommes et femmes séparément,
- les arbres, les arbustes, les végétaux, pour assurer à l'homme sa nourriture. Pour aider les hommes à se défendre des dangers de la vie et des influences néfastes, il a donné aux ancêtres les amoan, les fétiches. Dans certains récits, Nyamian créa directement les hommes sur terre. Dans d'autres, il les créa au ciel et il les descendit avec une chaîne sur terre. Ensuite les hommes se dispersèrent et découvrirent peu à peu les tubercules que Nyamian avait mis sur terre. Dans plusieurs récits, on souligne que les hommes vivent en compagnie du Seigneur Dieu :
En ce temps-là Nyamian vivait avec les hommes, il parlait avec les hommes, il vivait dans le même village (14).
Nyamian est aussi à l'origine du mariage. Quand il créa les hommes, il mit les mâles d'un côté et les femelles de l'autre. Il leur demanda de rester chacun de son côté. Malgré l'interdiction de Nyamian, les femmes vinrent trouver les hommes et vécurent avec eux. Nyamian reconnut les faits et il bénit les humains.

L'homme s'éloigne de Nyamian

Entre Nyamian et l'homme il y a, à l'origine, une communion parfaite. Ils vivent ensemble. L'homme ne travaille pas, il ne se nourrit même pas. C'est Nyamian qui met la nourriture directement dans son ventre.
L'homme pouvait vivre heureux pour toujours. Il lui suffisait de se situer et de rester dans cet ordre voulu par le créateur. Toute transgression ne pouvait qu'engendrer des conséquences néfastes, pour lui et pour tout le groupe social.
En effet l'homme veut voir, savoir, connaître: pourquoi vit-on sans manger? Araignée s'adresse à sa femme et lui dit : Koro, tu sais, je ne comprends pas le fond de cette affaire. Le matin, chaque fois que nous nous levons, nous sommes rassasiés. Nous ne savons pas pourquoi. Donc nous allons ouvrir le ventre de l'enfant à qui nous avons donné le jour, pour voir si c'est là que se trouve la nourriture qui nous rassasie (15).
Araignée ouvre alors le ventre de son enfant, et il voit! Mais cette connaissance ne lui donne pas un supplément de vie, elle est génératrice de mort. Depuis qu'il a «vu», il voit par la suite toute une série d'autres choses qu'il ne connaissait pas : la faim, le travail, la souffrance, la maladie, la mort.
Au début l'homme ne meurt pas. Les hommes montent au ciel, vivants. Au temps fixé, Nyamian fait descendre une chaîne sur laquelle tous les hommes montent pour aller au ciel vivants. Un jour un homme, pour des raisons banales, refuse de monter au ciel. Nyamian envoie, trois fois, son délégué le chercher. L'homme refuse toujours. Nyamian se voit alors obligé de le laisser sur terre.
Quelquefois le mythe est plus explicite. Comme troisième messager, Nyamian envoie Maladie avec cet ordre : Si l'homme s'obstine dans sa conduite, Maladie n'a qu'à le frapper. L'homme refuse. Maladie le frappe. L'homme s'affaiblit et meurt. Quelques jours après, les autres le voient décomposé. Ils disent : On ne peut pas garder une telle pourriture. Ils creusent un trou et ils le mettent dedans.

Nyamian s'éloigne de l'homme

Dans d'autres récits, ce n'est plus l'homme qui se sépare de Nyamian, c'est Nyamian lui-même qui s'éloigne des humains à cause de leur comportement.
Voici un récit classique. Autrefois, Ciel et Terre étaient unis. Ciel était habité par Nyamian et Terre par les hommes. Nyamian et les hommes habitaient ensemble :
Autrefois nous étions tous là dans le monde. Nous vivions depuis longtemps. En ce temps-là on vivait ensemble avec le Seigneur Dieu. Nous étions donc tous là (16). Nyamian est tout près des hommes. Il descend pour se nourrir de leur nourriture. Il descend donc du ciel avec la tête en bas. Un jour il s'approche d'une femme qui était en train de piler des tubercules d'ignames. Chaque fois qu'il essaye de s'approcher de la femme, il reçoit un coup de pilon sur son menton : c'est le pilon que la femme a dans sa main qui le frappe à chaque fois. Nyamian essaye plusieurs fois sans réussir. A la fin, fatigué d'être frappé, il dit : Bon, les hommes ne veulent pas de moi, donc je m'en vais. Il retourne alors au ciel. Depuis ce jour, Terre et Ciel sont séparés.

Nyamian continue de s'occuper des hommes

Nyamian n'est pas le grand absent du monde comme on l'entend parfois dire. Les récits affirment seulement que Nyamian s'est retiré dans sa cour, qu'il ne vit plus dans le village des hommes, ou qu'il est retourné au ciel. Nyamian ne se trouve pas dans un état d'inertie passive ou d'indifférence vis-à-vis du monde. Il continue de s'occuper des hommes et des choses du monde. Les hommes peuvent aller le voir quand ils le désirent.
On a déjà vu le cas des hommes qui vont voir Nyamian pour lui demander un chef. Voici un autre exemple. Depuis longtemps la pluie ne tombe plus sur terre. Par conséquent la famine règne. Les gens souffrent. Les vieux se réunissent. Ils disent :
Il faut aller voir Nyamian pour lui parler de cette affaire. N'est-ce pas lui qui nous a mis ici sur terre ? Si la pluie ne tombe pas, comment allons-nous faire pour boire ?
Après discussion, on envoie Tortue qui accepte de partir. Il arrive, il accomplit sa mission et il ramène la pluie sur la terre.
Nyamian est prêt à réaliser les requêtes des humains, même les plus étranges. Araignée va voir Nyamian pour lui demander de réaliser ses rêves. Nyamian donne son accord. Un jour, Araignée rêve que sa mère est morte. Alors, il court chez Nyamian pour lui demander d'annuler sa requête.

Nyamian est bon avec les hommes

Nyamian aime les hommes plus que les hommes ne s'aiment eux-mêmes : o kuro sonan : il aime l'être humain. Il ne peut pas faire le mal, ni le vouloir. Au contraire, il donne aux hommes de réussir dans la vie, il donne aux hommes le pouvoir de transmettre la vie.
Mais Nyamian ne fait pas le travail à la place de l'homme. Il te donne les enfants, mais il ne descend pas les nourrir à ta place, répétait souvent Ayui Kwakou François.
Un proverbe bona le rappelle avec humour : se e si fie nan Nyamian a nwun nu a, o gninin man kpa : quand tu prépares une nouvelle plantation, ou bien quand tu cultives un champ, si Nyamian ne réussit pas à regarder dedans, ton champ ne produira pas, tu n'auras pas une bonne récolte. Nyamian ne voit pas à l'intérieur du champ si celui-ci est abandonné à lui-même, si on ne le soigne pas, s'il est plein d'herbes, si on ne s'occupe pas de lui. Le paysan ne peut prétendre que son champ produise des fruits abondants : Nyamian ne descendra pas le cultiver à sa place (17).
Par contre, si l'homme met Nyamian au courant de ses activités s'il se confie à Nyamian, rien de mal ne peut lui arriver, car rien n'arrive dans le monde sans le vouloir de Nyamian. Celui-ci, habituellement, n'agit pas directement, par des intervenions bruyantes et spectaculaires. Son action est toujours indirecte : par l'intermédiaire d'un enfant, d'un étranger, d'un chasseur, d'une femme.
Nous avons déjà eu l'occasion de voir Nyamian intervenir par l'intermédiaire d'un nouveau-né. Chasseur (18) aussi, avec sa clairvoyance, intervient souvent au nom de Nyamian.
Un homme va trouver un génie. Il lui demande de se transformer en humain, de venir au village, d'épouser une femme, de la conduire en brousse et de la tuer.
Le génie vient donc au village, il épouse la femme, et il la conduit dans un campement en forêt. Il la nourrit, il l'engraisse, en attendant le jour de la tuer et de la manger.
Le moment étant venu, il va avertir ses compères qu'ils ont à se préparer au festin. Tandis qu'il leur donne la nouvelle, voilà que Chasseur se trouve dans les environs. Il a tout entendu. Puisqu'il connaît le campement, il y court et il informe la femme. Celle-ci s'enfuit. Le génie découvre la fuite et poursuit sa proie.
Juste au moment où le génie atteint la femme, voilà que Chasseur sort de la brousse et invite le génie à boire quelques calebasses de bangui. Le génie ne peut pas refuser. La femme a ainsi le temps d'arriver au village et de se mettre à l'abri. Le génie doit, à la fin, reconnaître :
L'homme noir du village a une âme que Dieu lui a donnée. Cette âme est la plus grande de toutes les choses du monde (19). Et le conteur de conclure :
Si, dans ta vie, tu crois en Dieu plus que tout, il n'y a rien dans la brousse qui puisse t'arriver désormais (20). Pas seulement en brousse : dans la vie de tous les jours aussi. Si tu crois en Nyamian, il te sauvera de tous les dangers, même à ton insu. Mais à une condition : il faut mettre une confiance absolue en lui.
Un roi avait deux enfants. L'un suivait la religion traditionnelle du père, l'autre était devenu chrétien contre la volonté du père. Un jour, le père part en brousse et il donne l'ordre à l'enfant chrétien de s'occuper de ses fétiches afin que la pluie ne les frappe pas. L'enfant ne suit pas les consignes du père et il laisse la pluie abîmer les fétiches. Le père, furieux, décide de le tuer, et il l'envoie chez les bourreaux. Par un jeu de circonstances, c'est l'enfant bien-aimé du père qui est tué, à la place de l'enfant chrétien. Le père reconnaît que le Dieu de son enfant est plus grand que tous ses fétiches et il donne l'ordre de les faire disparaître de son village.

Nyamian, juge universel

Le pouvoir des souverains terrestres est limité à leur territoire et à leurs sujets. Le pouvoir de Nyamian s'étend sur toute la terre et sur tous les êtres. Nyamian est le souverain qui juge les hommes du monde entier : sa parole est efficace et les effets de cette parole durent pour toujours.
Araignée avait désobéi à Nyamian : il avait voulu connaître la raison pour laquelle les hommes ne se nourrissaient pas. Il ouvre le ventre de son fils et provoque la mort de l'enfant. Nyamian arrive, constate le mal accompli et il sanctionne les coupables :
Toi Araignée, regarde bien! Le mal que tu as fait, j'en fais une boule et je la place au bas de ton dos. Quant à toi, femme d'Araignée, tu vivras dans la brousse avec ta toile rouge autour de ton corps. Si tu n'arrives pas à attraper des insectes, tu n'auras pas d'autre nourriture dans le monde (21).
Parfois Nyamian se déguise, descend dans le monde et il se promène pour contrôler les actions et la vie de ses enfants. Autrefois Nyamian avait des enfants qui s'appelaient Tête, Bras, Ventre, Jambes. Chacun vivait dans son propre village. Un jour, Nyamian décide d'aller visiter ses enfants pour voir quel est le meilleur d'entre eux. Il se transforme en un mendiant, malade et couvert d'ulcères, et il commence à frapper à la porte de chaque enfant. Tête, Bras, Jambes, l'accueillent très mal :
Comment, toi, sale comme tu es, tu prétends venir dans ma maison ?
Ventre, au contraire, le fait entrer et le reçoit avec tous les honneurs. Il lui donne d'abord de l'eau, ensuite il lui offre du vin. Puis il prépare un poulet avec une bonne sauce et il lui offre une natte toute neuve pour la nuit. Le lendemain, l'étranger part. Celui-ci ordonne ensuite aux autres enfants de se réunir chez Ventre. Quand tout le monde est là, il dit:
Vous êtes tous mes enfants, mais Ventre sera désormais votre aîné, et vous devrez tous le servir. Tout le monde dans sa vie doit servir Ventre : c'est lui le roi. Vous êtes mes enfants. Je vous ai mis chacun à part pour voir lequel d'entre vous était le meilleur. J'ai constaté que personne d'autre que Ventre n'est bien. De ce fait, toi, Tête, tu supporteras les charges pour ton Ventre. Toi, Jambes, tu marcheras pour ton Ventre. Toi, Bras, tu travailleras pour ton Ventre (22).

Il existe une série de textes assez étranges, dans lesquels l'homme se trouve devant le mystère de Nyamian : déseemparé, il n'a pas de mots pour l'exprimer, pour franchir le seuil.
Dans ces textes, Nyamian a certains traits du Dieu vivant biblique : l'homme comprend que Nyamian ne peut pas être enfermé dans les schémas habituels des humains, il est imprévisible, inattendu, déroutant, le tout autre. L'homme peut seulement constater, mais il ne réussit pas à comprendre. Nyamian apparemment agit d'une façon «non humaine». Son agir «essentiel» échappe à la compréhension de l'homme, aux catégories humaines.
Nyamian n'est pas comme les forces numineuses dont les comportements peuvent être prévus et, en quelque sorte, conviés vers les besoins humains. Nyamian n'entre pas dans ces catégories. L'homme peut même aller voir Nyamian pour lui faire remarquer sa «conduite déconcertante» :
Tu nous as créés tous, dit Coq à Nyamian, donc nous tous nous devrions réussir dans la vie. Mais quand on regarde les hommes, voilà que certains ont une bonne situation, certains sont malades, certains sont riches.
Nyamian écoute, mais ne répond pas, ne donne aucune explication. Il faut aussi remarquer que Nyamian n'est ni surpris, ni indigné par ces critiques. Il ne prend aucune sanction contre celui qui a eu l'audace d'aller le voir et de lui faire ce genre de remarques. Après un moment d'étonnement, il semble même apprécier le courage du messager et lui confie la mission d'aider les hommes :
Coq, voici ce que j'ordonne : quand le jour se lève, tu donneras aux hommes un ordre, ainsi tous les hommes comprendront qu'ils doivent se lever (23).
Il existe un texte emblématique, un document fondamental de la philosophie bona : Quatre acheteurs pour la même natte. Le lecteur pourra lui-même analyser le texte. Ici on offre uniquement quelques éléments pour aider la lecture et la compréhension du récit.
Les personnages en jeu sont les éléments avec lesquels chaque homme doit s'accommoder dans la vie : Nyamian, Vie, Mort, Sacrifice.
L'homme trouve son origine en Nyamian. Vie le suit et le «surveille» pendant toute son existence. Mort l'attend à chaque instant. Pour l'éloigner, l'homme doit, en chaque circonstance, faire des sacrifices aux divinités villageoises. Même sans s'en rendre compte, l'être humain, dans sa vie de tous les jours, fait des faux pas, transgresse et viole des interdits, se «salit» comme disent les vieux.
En plus de ces infractions involontaires, il y a tout le mal intentionnel qu'on accomplit, et dont les traces demeurent au village.
Pour que la vie soit possible, l'homme doit régulièrement apaiser les divinités offensées : forces chtoniennes, êtres de la forêt, ancêtres. La fonction sacrificielle est donc essentielle à la vie du Bona. Cette vie est constamment agressée, menacée, diminuée par des germes de dépérissement et de mort, et donc elle doit être régulièrement régénérée par des sacrifices.
Certains rites sont périodiques et institutionnalisés: ils concernent tout le groupe, par exemple la fête des ignames, la fête en l'honneur de Tano, de Brandré.
D'autres rituels sont liés à des besoins ponctuels et circonstanciés dans le temps. Par exemple mbra : une cérémonie pour expulser du village le malheur et les maladies présents ; mumé : un rite pour neutraliser les effets néfastes et destructeurs liés à la mort d'une femme enceinte, ou d'une femme morte en couches.
Mais le plus souvent, les sacrifices sont laissés à l'initiative personnelle et chacun les accomplit pour lui-même. Voilà pourquoi, dans le texte auquel nous nous référons, Sacrifice est privilégié sur tous les autres acheteurs.
Sans lui on ne peut pas vivre. Sacrifce est l'élément indispensable pour passer indemne à travers tous les dangers, les menaces, les épreuves de l'existence. Nyamian, Vie, Mort, sont des éléments inéluctables, mais... ils viennent après. Ces trois acheteurs, après un moment de dépit et de malaise pour le refus du vieux de leur vendre la natte, décident de faire passer le vieux en jugement. Ils interrogent avec minutie Sacrifice pour connaître les fautes et les manquements du vieux. A la fin, ils doivent reconnaître qu'ils ne trouvent aucun élément pour sévir contre le «coupable», même si celui-ci a eu le courage de dire la «vérité» à Nyamian, Vie et Mort.

Conclusion

Nyamian n'est donc pas un souverain comme les autres, comme les souverains terrestres. Il a certaines caractéristiques communes aux chefs bona, mais il en a d'autres que nul ne peut s'arroger. En voici quelques-unes : - il ne meurt jamais,
- il a créé le monde, les hommes,
- il est à l'origine de la chefferie et des institutions royales,
- il veille sur tous les hommes,
- il sauve ceux qui ont confiance en lui,
- il est le juge universel dont la parole est efficace,
- la compréhension de ses comportements échappe souvent à l'être humain.
Il est bien le maître au-dessus de tous les hommes et de tous les pouvoirs humains, source et fondement de ces pouvoirs, garant de l'ordre, du sens et de la vie du monde.
Ces éléments, nous allons les retrouver dans les appellations divines.



1) En fait cette expression est impropre, car on n'interroge pas vraiment le cadavre, mais uniquement des parties de la dépouille du défunt.
2) Cette affirmation aussi doit être relativisée, car la réponse ne va pas de soi. J'ai assisté à l'une de ces interrogations à Koun Abronso. C'est seulement à la neuvième fois que les porteurs ont trouvé la réponse qu'il fallait donner.
3) Autrefois, il n'était pas rare d'exécuter des captifs, surtout lors de la fête de l'igname, en leur tranchant la tête. D'où l'origine du souhait.
4) Cf. par exemple, les livres de prières, missels, publiés par les missions catholiques d'Abengourou, Agnibilékrou, Tankessé, Koun Abronso. Pour les Baoulé voir, entre autres : M. CARTERON, Catéchisme en baoulé, janvier 1984, ainsi que les différents missels édités par la mission catholique de Bocanda. Cf. encore : Evangile selon St Jean, Alliance biblique Universelle, 1973, édition bilingue français-baoulé. La même remarque est valable pour le terme abonzam utilisé par les chrétiens pour désigner le démon. Abonzam, ou sasabonzam, est le terme courant anyi qui désigne les génies géants de la brousse.
5) CAKF, 4.
6) Cérémonie périodique où l'adulte célèbre sa réussite sociale.
7) Cf. 55.
8) Cf. 66.
9) Cf. 64.
10) En lisant ces notes, P. E. KOUASSI faisait remarquer que Nyamian, dans les contes, est un euphémisme pour critiquer indirectement le pouvoir politique des chefs traditionnels, d'où les anthropomorphismes parfois grossiers.
11) Akrassikro : village de la S/P de Koun Fao, à une vingtaine de km du centre.
12) C. H. PERROT, Les Anyi-Ndénié et le pouvoir aux 18ème et 19ème siècles, Abidjan, 1982, 106.
13) Cf. 169.
14) Texte inédit.
15) Cf. 125.
16) Texte inédit.
17) Le proverbe pourrait aussi signifier : si tu fais un champ à l'insu de Nyamian, il ne réussit pas. Une invitation à mettre Nyamian au courant de tes activités.
18) On préfère écrire Chasseur avec une majuscule et sans article, car c'est un personnage typique, comme Lièvre, Araignée, etc.
19) Cf. 178.
20) Ib.
21) Cf. 127.
22) Cf. 164.
23) Cf. 145.