Asiè: Tellus Mater

«Je chanterai la Terre
mère universelle
aux racines solides
ancêtre vénérable qui nourrit tout ce qui existe
c'est à toi que revient
de donner et d'enlever
la vie aux mortels»


Les Bona ont une économie de type agricole à implantations fixes. Ils ne sont pas (ou très rarement) des itinérants. La vie dépend presque uniquement des produits de la terre, même si à côté de l'agriculture on trouve la chasse et l'élevage d'animaux domestiques. Mais c'est la terre qui produit les moissons et les tubercules comestibles. La terre est la grande mère nourricière.
Tout cela se reflète dans la pensée religieuse. A l'Etre Suprême céleste, Nyamian, Dieu du ciel, correspond Asiè, la divinité chtonienne, la terre nourricière. Elle est considérée comme une divinité pour sa capacité inextinguible de produire. Elle est la Tellus Mater, la Generatrix universalis.
A Asiè est consacré le vendredi; personne ne travaille ce jour-là. On ne la touche pas, il faut la laisser tranquille. C'est comme si la terre avait «ses règles». Alors, comme une femme, il ne faut pas la toucher.
La terre, avant d'être la glèbe qu'on travaille, le sol qu'on laboure, est une puissance, une divinité qu'on implore, qu'on vénère, qu'on prie, à qui on demande pardon. Avec elle, il faut être toujours en bons termes pour qu'elle n'arrête jamais son activité productrice, génératrice de nourriture, de gibier, de richesses : de vie.

Interdit liés à la Terre

Cette perception de la Terre entraîne toute une série de précautions et d'interdits à son égard. Par exemple, avant de faire une nouvelle plantation, de travailler une parcelle de forêt non cultivée, il faut offrir un poulet, ou bien un mouton pour l'apaiser, comme pour s'excuser de tout ce qu'on va lui faire en «creusant dans sa chair».
De même, avant d'ouvrir un nouveau campement il faut offrir à Asiè un mouton. Ce sera l'asièsofwe, l'adorateur de la Terre, qui fera le sacrifice. On humanise la parcelle de forêt avant d'y habiter.
Asiè peut être souillée, offensée, et même stérilisée, par les fautes des hommes. Tout dépend de la gravité de l'acte commis.

Les grossesses irrégulières

Les fautes les plus communes et les plus répandues, ce sont les grossesses irrégulières. Quand une fille est enceinte pour la première fois sans avoir été au préalable reconnue par le groupe social comme adulte et nubile, on doit offrir un mouton à la terre outragée.
La fécondité de la femme a son modèle dans la Terre. Entre la fécondité du sol et celle de la femme, il y a solidarité.
L'accouchement est considéré comme une variante de la fertilité tellurique. Tout acte qui vient perturber cette fécondité est un désordre, produit des effets dangereux. Une fécondité irrégulière peut être dangereuse au même titre que la stérilité. Autrefois, les enfants conçus dans ces conditions étaient éliminés.
Asiè est apaisée avec un mouton offert obligatoirement par l'homme, l'auteur de la grossesse, ou par sa famille paternelle. Cette obligation acquiert son sens si on considère la structure cosmique du rituel conjugal. Il ne faut pas oublier que pour les Bona le monde est plein de symboles et de messages. A l'homme qui s'unit à la femme pour la féconder correspond la symétrie anthropotellurique du paysan qui laboure et féconde la terre. C'est l'homme qui est le responsable de la fécondation. C'est donc lui qui doit réparer le désordre accompli.
Le sacrifice a lieu dans un bosquet sacré, à l'orée du village, au pied d'un arbre où la victime est immolée. Elle est ensuite dépecée sur place. Au pied de l'arbre, on abandonne la tête et la peau. Le reste est partagé parmi les adultes du village. Les femmes en âge d'avoir des enfants ne peuvent en manger : «C'est comme si on mangeait notre futur enfant», disent les informatrices.
Cet interdit ne touche pas les filles impubères ni les vieilles femmes, à savoir celles qui ne peuvent pas encore générer, et celles qui ne le peuvent plus. Chez les hommes, est requise une pureté rituelle. Ils peuvent consommer de cette viande sacrifiée à condition qu'ils n'aient pas eu de relations sexuelles, même légitimes, la nuit précédente.

Effusion de sang

Si on fait couler le sang en brousse, Asiè est polluée et offensée. Par exemple, avoir des règles aux champs, à la rivière, en brousse, équivaut à une effusion de sang, donc il faut réparer. La réparation est proportionnée à la faute. La femme coupable doit déposer un œuf au pied de l'arbre le plus proche.
S'il lui arrive d'avoir ses règles tandis qu'elle lave son linge, elle doit déposer un œuf à côté de la rivière où elle se trouve. Si elle ne le fait pas, sa faute peut mettre en danger les futures récoltes, même si personne n'est au courant de ce qui lui est arrivé.
A la femme qui a ses règles, il est strictement défendu d'aller en brousse, d'aller aux champs, à la rivière. Ce n'est pas seulement le travail qui lui est défendu, mais tout déplacement : chercher du bois, de la nourriture, la préparer, entrer dans la cour des hommes, etc.
La profanation de la terre par le sang humain est l'une des fautes les plus graves, surtout quand il s'agit de blessures, de morts provoquées, voulues. Lever la machette contre quelqu'un, c'est vouloir le tuer. Le fait sera jugé publiquement par le chef du village et ses notables. Selon le cas, on prendra des sanctions plus ou moins sévères pour les coupables : un ou plusieurs moutons, des bouteilles de gin, parfois un bœuf (1).

Adultère avec Asiè

La faute la plus grave semble être le fait d'avoir des relations sexuelles en brousse. La pluie cesse immédiatement de tomber, les champs deviennent stériles, les accidents et les calamités viennent perturber les travaux champêtres : animaux et serpents attaquent les hommes, des arbres tombent soudainement en faisant des victimes, des travailleurs qui se blessent sans raison. Si les coupables ne confessent pas leur crime, ils seront atteints de folie et la vie deviendra impossible au village comme en brousse (2).
Si les relations sexuelles ont un caractère incestueux, par exemple entre père et fille, frère et soeur, l'acte est encore plus grave : c'est la nature tout entière qui se déchaîne. Voici comment un conte décrit les conséquences de cet acte :
Dès qu'ils eurent tout accompli, voilà un énorme coup de tonnerre... le ciel se couvrit de nuages et s'assombrit : la forêt devint noire, noire, on ne voyait plus rien; le vent commença à souffler... le vent grondait et subitement il plut à verse. Le vent souffla longtemps, longtemps. La pluie, elle, ne cessait de tomber... (3).
La réparation doit être publique. Elle s'opère en deux temps. L'homme et la femme sont ramenés sur le lieu de leur crime. On les oblige à se déshabiller publiquement et à simuler l'acte sexuel. Pendant ce temps on tue un mouton auquel on arrache l'estomac sans le vider. On fait bouillir cet estomac. Lorsqu'il est bouillant, on le coupe en deux en faisant couler le contenu sur le ventre des coupables. Ceux-ci, sursautant et hurlant de douleur, s'enfuient chacun de son côté. Ensuite on offre un mouton comme dette d'adultère.

Nyamian - Asiè

Contrairement à Nyamian, Asiè ne se trouve jamais dans les récits : ni comme divinité, ni comme sujet opérant. Asiè n'est jamais personnalisée (4).
Nyamian fait descendre les hommes sur la terre, etc. On peut entendre ces expressions :
- je asiè : notre terre, ma terre, mon terrain, mon champ, là où j'ai débroussé;
- je naa mo bè asiè : la terre de nos ancêtres;
- bè asiè : leur terre. L'expression est utilisée dans un sens précis : elle signifie ordinairement la limite entre deux villages : ici commencent leurs terres, les terres de leurs villages.
J'ai demandé plusieurs fois la raison pour laquelle on ne trouve jamais Asiè personnalisée dans les contes et les mythes d'origine. Les vieux ne donnent pas de réponses satisfaisantes. Voici quelques-unes de leurs réponses :
* vos avions volent en haut, en haut, mais à la fin où se posent-ils?
* l'oiseau vole, mais s'il tombe, où se termine sa course?
* quand les fruits tombent, où s'arrêtent-ils?
* ta nourriture, d'où la tiens-tu?
* quand tu marches, tu marches sur quoi?

Remarques finales

Les Bona étant essentiellement agriculteurs, on comprend pourquoi Asiè est considérée comme la principale divinité chthonienne.
Nyamian est à l'origine de toute chose, la Terre est sa première créature, à travers laquelle il a créé les autres êtres.
D'après l'analyse des mythes, des contes, des récits sur les origines, il semble que la religion bona soit en grande partie de type ouranien : c'est Nyamian, l e Dieu du ciel, qui domine, souverain sur tout et sur tous.
Il est connus que les chasseurs et les peuples qui s'adonnent à la cueillette, avaient et ont encore, comme Etre Suprême, une divinité céleste, père des hommes et seigneur des animaux. Ces traits sont présents chez Nyamian.
Les Bona, dans les temps anciens, ont peut-être opéré un passage de civilisation : de nomades-chasseurs, vivant d'activités parasitaires, à agriculteurs liés à une terre et à ses produits.
Dans une civilisation agricole, où la femme occupe une place importante, l'Etre Suprême aura des caractéristiques différentes de celles qu'il a dans un autre type de civilisation. Voilà alors qu'apparaît, à côté de Nyamian, Asiè, sa parèdre, divinité de la terre, des activités agricoles. Dans la vie quotidienne c'est Asiè qui occupe la première place. Dans la pensée, et dans le langage qui en est le reflet, c'est Nyamian, Dieu du ciel, qui domine. L'homme «vit» sur Asiè et «réfléchit» sur Nyamian.




1) Si par hasard une femme accouche en brousse, on exige d'elle un mouton. C'est ce qui est arrivé à Abena, (l'épouse de Kwakou Marc), qui a accouché sur la route de la colline Brandré, située derrière le village de Koun Abronso.
2) A Koun Abronso circule cette autre croyance. Il y aurait une panthère et un lion sur la colline Brandré qui crient toute la nuit et toute la journée. Alors les villageois comprennent. La panthère peut même arriver au village semer la terreur.
3) CAKF, 20.
4) Il y a tout de même une petite exception. Araignée s'adresse à la Terre pour demander de l'aide, car il avait commis un grave délit. La Terre refuse : elle ne peut pas aller contre la loi des ancêtres. Il y a donc un dialogue entre Terre et Araignée.