Religion traditionnelle et annonce de l'Evangile

Les élites culturelles africaines (professeurs d'université, journalistes, écrivains, fonctionnaires) font volontiers au Christianisme le reproche d'être une religion importée. Cependant, cette objection se fait plus rare aujourd'hui que dans un passé proche. A leurs yeux le Christianisme ne serait qu'un article qui vient d'ailleurs, faisant partie du lot des biens et des modèles importés, donc quelque chose de non authentiquement africain et qu'il convient de rejeter. Parfois le même reproche est fait à l'Islam. Mais il est évident que la vraie cible demeure le Christianisme, et au premier chef, le Catholicisme. On parle de moins en moins aujourd'hui de «retour» ou de «recours» aux sources, néanmoins l'esprit est encore présent chez certains intellectuels et universitaires qui se proclament «animistes», ou «bossonistes» pour utiliser une terminologie qui a cours en Côte d'Ivoire. Si on pose à certains intellectuels la question: «Est-il possible d'être africain et authentiquement chrétien?», la réponse, pour plusieurs, est nette : non! Une telle vision des choses porte à des conclusions évidentes. Le missionnaire étant l'agent principal de cette entreprise d'aliénation et d'extraversion, la logique voudrait qu'il reste désormais chez lui, ou bien, s'il est déjà sur place, qu'il fasse ses valises. Moi, missionnaire, je me pose quelques questions:
* Suis-je vraiment ici pour proposer une religion importée et non désirée?
* Suis-je ici pour détruire la religion traditionnelle et lui substituer quelque chose de radicalement autre?
* Suis-je ici pour annoncer aux gens que tout ce qui a constitué jusqu'ici leur credo, tout ce qui a justifié et fondé la foi de leurs ancêtres n'a été qu'erreur ou recours inefficace?
* Ou bien leur religion traditionnelle appelle-t-elle cette révélation que Dieu a jugé bon de faire aux hommes en leur envoyant son Fils?
Pour répondre à cette question, je me propose d'étudier, d'une façon un peu approfondie, la religion traditionnelle des Anyi-Bona : quelles sont les divinités qu'ils connaissent? Quels sont les cas où le recours aux fétiches suffit? Quels sont les cas où il faut s'adresser à Dieu lui-même?

Nyamian objet de culte

Ce qui frappe, quand on vit chez les Anyi-Bona, c'est de remarquer combien Dieu est fréquemment cité dans le langage courant. (1). On a vu dans la première partie comment on parle de Dieu dans les dictons, les proverbes, les noms théophores. Dieu est toujours dans et sur la bouche de tout le monde. Pourtant, autant Dieu est présent dans le langage, autant il paraît absent du culte. Dieu n'est pas l'objet d'un culte particulier. On pourrait presque croire que Dieu se situe en dehors des préoccupations cultuelles des gens. Ce fait n'est pas propre aux Bona. Vincent Guerry a remarqué le même phénomène chez les Baoulé. Il écrit : Après avoir tout créé, Nyamian ne s'occupe plus de son œuvre. Il est le grand solitaire, retiré dans sa tour, loin du monde dont il se désintéresse (2).» Dans presque toutes les cultures «archaïques», et chez plusieurs peuples africains, les Etres Suprêmes célestes semblent destinés à disparaître du culte.
Mircea Eliade note que les Etres Suprêmes s'éloignent des hommes, se retirent dans le ciel pour devenir des dei otiosi. On dirait que ces divinités, après avoir créé le cosmos, la vie, l'homme, ressentent comme une fatigue : leurs forces sont comme épuisées après l'effort gigantesque de la création. Ils se retirent au ciel en laissant sur terre leurs enfants, ou un démiurge, pour terminer ou perfectionner leur ouvrage. Peu à peu ils sont donc remplacés par d'autres figures divines (3).
Petazzoni note, à ce propos, comment cette inactivité est un aspect complémentaire de l'activité créatrice, et non pas un abandon de la création. Il écrit : «Une fois le monde créé, et le cosmos ordonné, l'œuvre du Créateur est virtuellement accomplie. Toute intervention ultérieure de sa part, non seulement serait superflue, mais risquerait d'être nuisible, car chaque altération du cosmos pourrait entraîner une éventuelle chute dans le chaos. Une fois le monde créé, la fonction existentielle du Créateur se réduit à en prolonger la durée en sauvegardant une inaltérable stabilité. L'oisiveté de l'Etre Suprême, à savoir sa présence inactive, est la condition... la plus propice pour assurer la permanence des choses créées et la continuité des effets de la création (4).»
On a vu que pour le Bona, Nyamian n'est pas le grand absent qui se désintéresse de ses créatures, même si son rôle, sur le plan cultuel, paraît presque nul. On utilise le terme «presque», car si on regarde de près, on s'aperçoit que cela ne correspond qu'en partie à la vérité. La vie est moins simple et schématique que ce qu'on imagine.

Les stèles en l'honneur de Nyamian

Dans presque tous les villages, on trouve des concessions où, à l'intérieur de la cour, se dressent des stèles, en bois ou en ciment, appelées Nyamian. Celles-ci ne sont pas des représentations de Nyamian, mais des supports qui rappellent sa présence et qu'on utilise pour lui rendre un culte (5). Ces stèles peuvent être privées ou publiques. Les stèles privées se trouvent, habituellement, dans les concessions des chefs de village, des devins, ou de quelques chefs de famille. Les stèles publiques sont situées, généralement, sur la place du village.
Au sommet de la stèle, on trouve un canari, ou une bassine, dans lesquels on présente des offrandes à Nyamian. Ces offrandes peuvent être de deux espèces : de l'eau de pluie ou des œufs. Parfois on trouve des os, des restes d'anciens sacrifices, et des «pierres de foudre», comme disent les villageois.
Quelquefois, dans ces bassines, on trouve une plante qui... ne meurt jamais, comme Nyamian. Son non l'indique clairement : Nyamian wu a, me ngo wu : si Nyamian meurt, moi aussi je vais mourir. Il m'a été donné d'en rencontrer, par exemple, dans la cour du chef de village de Kwassianiandjone (6).
On peut aussi offrir des sacrifices à Nyamian. Habituellement la victime est déposée au pied de la stèle. L'offrande la plus courante est le poulet blanc. Celui qui l'offre est en même temps le sacrificateur (7).
Dans le village où il n'existe pas de stèle, on peut faire le sacrifice dans un coin de la cour. Ce sacrifice est offert soit en action de grâce, soit pour demander des faveurs.
Les anciens assurent qu'autrefois il existait un autre sacrifice, beaucoup plus solennel et important. On égorgeait un mouton, et on le déposait, le matin, dans une grande cuvette de cuivre, au pied de la stèle. On l'y laissait jusqu'au soir. Pendant la journée, Nyamian venait prendre sa part. Ce sacrifice avait lieu, habituellement, le samedi, jour consacré à Nyamian. Ce dernier type de sacrifice semble abandonné. Seul le sacrifice du poulet, qui tend lui aussi à disparaître, est encore en vigueur.

Les intermédiaires

Dans les besoins de la vie quotidienne, le Bona s'adresse, habituellement, aux intermédiaires appelés fétiches, en bona amoan.
Le moment est venu de préciser ce qu'on entend par «fétiche», car on donne à ce terme plusieurs sens.
Comme on l'a souligné tout au long de ce travail, le mot fétiche signifie tout simplement le support visible d'une force sacrée invisible.
Ces supports peuvent être divisés en deux grandes catégories : les supports artificiels et les supports naturels.
* Supports artificiels : statuettes en bois ou en argile, courges entourées d'un filet, d'un tissu blanc, petites bassines en cuivre, dans lesquelles se trouvent des éléments du monde végétal, animal, minéral, humain. Ce sont comme des condensés d'énergie cosmique, des agglomérats de toutes les forces cosmiques agissant dans le monde.
* Supports naturels : arbres, cours d'eau, pierres particulières, collines, montagnes.
L'idée de fond est toujours la même. Dans l'élément matériel est présente une force, une énergie, une puissance : le sacré. Le fidèle n'adore pas le support, mais il rend un culte (prières, implorations, demandes d'aide, de bénédictions, etc.) à la puissance symbolisée par le support, et qui sacralise l'élément matériel.
Comme le souligne Mircea Eliade, la pierre, l'arbre sacré ne sont pas vénérés en tant que tels, ils le sont pour la raison qu'ils sont des hiérophanies, parce qu'ils montrent quelque chose qui n'est plus ni pierre, ni arbre, mais le sacré. Ces objets acquièrent leur valeur par le fait qu'ils participent à une réalité qui les dépasse.
Au milieu d'une quantité innombrable d'arbres, de ruisseaux, de pierres, cette pierre-là, ce ruisseau, cette colline, sont choisis et par conséquent deviennent sacrés, parce qu'ils constituent une hiérophanie. Puisqu'ils sont «objets» d'une présence sacrée, voilà que cette présence est vénérée, priée, sollicitée.
«L'objet apparaît comme un réceptacle d'une force externe qui le différencie de son milieu et lui confère sens et valeur. Cette force peut résider dans la substance de l'objet ou dans sa forme. Un rocher se révèle sacré parce que son existence même est une hiérophanie : incompressible, invulnérable, il est ce que l'homme n'est pas. Il résiste au temps, sa réalité se revêt de pérennité (8).»
D'autres objets peuvent devenir intangibles et inviolables (sacrés), à cause d'un événement fondateur : un sacrifice, un serment, un fait particulier. Exemple : la pierre sacrée koro à Ouatté (9), le fleuve Tano auquel on a sacrifié, selon la tradition, l'enfant de la reine des Baoulé, Pokou.

Les detenteurs des fétiches

Les détenteurs ordinaires de ces réceptacles sont les komian, terme qu'on a traduit par prêtre-guérisseur-devin.
Comme on l'a déjà fait remarquer on pourrait traduire komian par iatromante, car ce personnage ressemble beaucoup aux iatromantes grecs. Avec eux, il a en commun plusieurs fonctions, par exemple : médecin, voyant, purificateur, faiseur d'oracles, voyageur dans les airs, thaumaturge, etc. (10). Les komian conservent les fétiches dans leur demeure ou dans des petites maisonnettes appelées cases-fétiches. C'est le cas, par exemple, à Ngorato, Kotoguanda, Dokanou (11), Ngaraoua, Akayao (12).
Certains fétiches peuvent aussi être possédés par des particuliers : souverains, chefs de famille, anciens, simples villageois. Sous le siège du souverain des Assuadiè, Kwadio Nguettia ( + 1977) de Koun Banoua, on pouvait en voir plusieurs exemplaires.
Il en est de même chez le chef du village de Guiendé. En plus des deux semina, véritables divinités tutélaires du groupe (13), il possède des amulettes personnelles. Quand il participe à des réunions publiques, ou à des fêtes (par exemple la fête des ignames), il est accompagné par un jeune homme qui porte sa chaise sur la tête. On peut alors remarquer ces amulettes accrochées sous la peau de la chaise. D'autres amulettes peuvent se trouver à l'entrée des concessions, juste au dessus de la porte principale qui donne accès à l'entrée de la cour.
Ces amulettes domestiques ne sont pas à confondre avec les statuettes des ancêtres, ni avec la chaise noire, le tabouret des ancêtres, l'objet le plus sacré du groupe, support de la présence tutélaire des aïeux.

Intermédiares et culte

A propos des fétiches, on assiste au phénomène contraire de ce qu'on constate à propos de Nyamian. Dans les proverbes et les dictons collectés, on ne trouve que très rarement mentionnés les noms des fétiches, ou des puissances de la forêt : boroninghe : les être de la brousse; abonzam : des génies géants qui hantent les forêts; angbin : des génies nains particulièrement méchants; amoan : support matériel d'une force invisible. Ou bien des noms spécifiques; par exemple : Tano : une divinité aquatique commune à plusieurs groupes akan; Brandrè : une colline sacrée dominant le village de Koun Abronso; Birima : un fétiche du village de Ouatté; Lopongo : fétiche du village de Tienkwakro.
Brindoum : nom d'un fétiche particulier; Brèfrè nzue : une rivière qui sépare le village de Koun Abronso et la forêt, etc.

Dieu, génies, proverbes et contes

Par contre, il est constamment question des fétiches dans les contes. Mais ceux-ci représentent un genre littéraire à part, différent des proverbes. Si le proverbe est d'usage quotidien et courant, le conte ne peut être présenté qu'à l'intérieur d'une séance, peu fréquente, et soumise à des lois particulières. Donc autant l'absence des fétiches est manifeste dans le langage courant, autant leur présence est visible dans la vie de tous les jours.
Dans les nécessités quotidiennes de la vie, ordinaires et extraordinaires - stérilités, maladies, sécheresse, épidémies, famine - , le Bona fera des sacrifices à la Terre (14), à Brandrè, à tel ou tel autre fétiche, aux ancêtres, mais presque jamais à Nyamian. Pourquoi?
Quelle est la raison pour laquelle le Bona qui ne cesse de répéter que Nyamian ne dort jamais, qu'il est toujours derrière notre dos, qu'il est notre père, cherche en fait protection et secours auprès des «fétiches»? Pour quelle raison s'adresse-t-il aux puissances proches, aux entités numineuses qui habitent les environs du village, plutôt qu'à Nyamian?
C. Arbelbide se pose la même question à propos des Baoulé. Dans son recueil de proverbes baoulé, il se demande : Comment se fait-il que les Baoulé qui disent... que Dieu est là pour veiller sur nous, qu'il est le maître de tout, cherchent protection auprès des fétiches? (15).
Autre fait curieux. Les Baoulé sont entourés d'un panthéon de fétiches puissants et redoutés. Si ces fétiches manifestent trop ouvertement et longuement leur inefficacité, ils sont abandonnés et remplacés par d'autres plus puissants.

Pas de présence des fétiches dans les proverbes: Dieu seul est présent

Comment se fait-il donc que ces fétiches omniprésents et supposés tout-puissants ne sont jamais cités dans les proverbes? Arbelbide avance cette supposition : Faudrait-il conclure que ces «amwen» sont un apport assez «récent»... ce qui expliquerait qu'ils n'aient pas encore eu le temps de prendre dans le corps des proverbes la place qu'ils tiennent... dans la vie? (16).
La réponse à ces interrogations n'est pas aisée. Mais on peut, néanmoins, essayer de comprendre les raisons qui expliqueraient ce culte réduit à Nyamian.
Tout d'abord il faut noter, comme le souligne Paul Emile Kouassi, qu'il ne s'agit pas d'un oubli, ni d'une négligence de l'Etre Suprême de la part des hommes. Nyamian est tellement parfait qu'il n'a besoin de rien. Les sacrifices des hommes sont pour lui inutiles. Nyamian se situe au-delà des remerciements des hommes. L'homme ne pourra jamais «payer» Nyamian en retour de ce qu'il a reçu de lui.

Un regard au protocole des cours royales akan

Mais il y a aussi d'autres raisons. Dans le protocole des cours royales akan, on ne s'adresse jamais directement à un souverain, on passe toujours par son porte-canne, son porte-parole. On a vu dans la première partie de ce travail que le porte-canne est un personnage très important, très influent et puissant. Il est toujours à côté du souverain, il le suit comme son ombre. Il est la «bouche» du roi.
Par conséquent le souverain ne parle jamais directement, mais toujours par la bouche de son interprète, car le Seigneur ne doit pas, ne peut pas se tromper, sa parole est puissante, dangereuse.
Il y a aussi un autre élément qu'on pourrait appeler «compétence territoriale» des puissances, des amoan. Nyamian est un Dieu universel, il s'occupe de tout et de tous. Il a créé le monde et les hommes et il s'occupe d'eux. Son action vise surtout à la conservation et au fonctionnement du macrocosme, le monde, avec tout ce qu'il contient. Le Bona vit dans un microcosme : sa terre, ses gens, ses institutions, sa culture. Dans ce contexte on comprend que les Bona attribuent la responsabilité directe des vicissitudes de la vie quotidienne à ces divinités secondaires qui connaissent leurs besoins, car elles vivent avec eux. Le macrocosme a sa grande divinité, le microcosme bona a les siennes.

La dynamique des sacrifices

Un troisième élément de réponse peut être trouvé dans la dynamique du sacrifice. Le sacrifice demande un certain contact matériel, direct ou supposé, un contact immédiat avec le destinataire. Ce dernier doit être visible, représenté. Quelques exemples :
* le tabouret des ancêtres, la bassine des amoan, les courges sacrées : on répand le sang sur eux, on y dépose la nourriture;
* la terre, la colline Brandrè : même dynamique;
* la rivière : on fait les sacrifices au bord de l'eau;
* ancêtres : ils sont censés être sous terre : libations, sacrifices en contact avec le sol...
Or Nyamian n'a pas d'autel, n'a pas de temple, comment lui offrir un culte? Et la stèle, dira-t-on? Les divinités qui sont objet d'un culte effectif sont celles qui tombent sous l'emprise de l'homme, ce qui n'est pas le cas de Nyamian.

Besoin d'intermédiaires proches

Un dernier élément. Le sacrifice a essentiellement la valeur de don et de contre-don, de réconciliation avec l'être offensé, de rétablissement d'une harmonie rompue, de conjuration d'un malheur imminent, et non pas surtout une valeur de louange. Le sacrifice est souvent perçu comme le paiement d'une dette, soit pour récompenser la divinité de ses services, soit pour lui demander pardon à la suite d'une transgression. Ces sacrifices n'ont pas de raison d'être dans le cas de Nyamian. Il n'a besoin ni de sang, ni de boyaux des victimes sacrifiées, ni de nourriture. Tandis que les sacrifices offerts aux amoan, aux womin, (ancêtres) leur servent de nourriture et de boisson, Nyamian n'a nullement besoin de nourriture : c'est lui qui nourrit l'homme et lui donne à boire, rappelle encore Paul Emile Kouassi.
Le fidèle a besoin de sentir tout près de lui l'instance surnaturelle concrétisée, rendue présente, dans un support matériel : canari, bassine, mare, rivière, arbre, montagne. C'est aussi dans cette optique qu'il faut comprendre les différentes amulettes qu'on trouve à l'entrée, ou à l'intérieur des concessions, ou sur les personnes.
Face aux multiples dangers, face aux germes de dépérissement et de mort qui menacent la vie en permanence, face aux peurs et aux angoisses quotidiennes, l'homme invoque protection et se défend en s'adressant à l'instance surnaturelle la plus proche : le monde des puissances. Il se concilie ces êtres, il veut les sentir tout près pour en être protégé, entouré. Puisque Nyamian est censé être loin, on s'adresse à des êtres plus proches, plus à la portée de l'homme.

Nyamian le Tout Puissant

A ce point de notre réflexion, il faut apporter une précision importante. Ces divinités secondaires, ce monde des puissances, ces instances numineuses tout proches des hommes, sont efficaces, mais elles ne sont pas toutes-puissantes. On pourrait dire qu'elles ont des domaines de compétence limités. Elles sont des divinités liées aux besoins de la vie quotidienne. Elles défendent et assurent la vie, la fécondité, la prospérité économique. Mais leur pouvoir est réduit. En effet dans le cas d'un extrême danger, dans des situations critiques où la vie de toute la collectivité est en jeu, on abandonne ces divinités qui assurent et exaltent la vie dans les temps ordinaires, pour retrouver le Dieu suprême.
Comme le rappelle Mircea Eliade à propos de cultures autres que celle des Bona, ces divinités sont fortes en apparence seulement, mais elles n'ont pas la capacité de sauver et d'assurer l'existence du groupe dans des moments de grand danger, de calamité publique. Elles peuvent reproduire la vie, l'augmenter, mais seulement dans les situations ordinaires. Elles ont accumulé les forces les plus concrètes, mais elles ont perdu les plus subtiles, les forces spirituelles : ces dernières se retrouvent intactes dans Nyamian, le Dieu Suprême. Lui seul peut intervenir et sauver le cosmos et la société humaine dans un moment de crise, quand plus personne, ni les humains, ni les amoan, ne peuvent intervenir.
On a déjà eu l'occasion de voir certaines interventions de Nyamian qui sauvent en des moments particulièrement difficiles. Ici on veut montrer que Nyamian est prêt à intervenir non pas uniquement pour «sauver» des particuliers, mais aussi tout le groupe social quand celui-ci est en danger.
Comme on l'a noté, Nyamian intervient habituellement et sauve à travers un infans, un nouveau-né. Le nouveau-né est l'envoyé de l'Etre Suprême qui intervient et sauve la société quand ni l'homme ni les autres puissances ne peuvent plus rien faire. Voici le témoignage d'un conte.

Un jour, un certain roi, un roi comme ceux qui vivaient dans l'ancien temps, qui avait tous les pouvoirs, a fait une chose qu'il ne devait pas faire. Voilà que ce roi a pris Python et il se mit à l'élever. De plus, personne ne pouvait parler à ce roi. Si tu allais pour lui parler, il te coupait la tête.
Il avait donc pris Python pour l'élever. Python commençait à grandir. Il se mettait à attraper les poules. Mais personne ne pouvait rien lui dire. Python grandissait encore. Il avait deux ans. Maintenant c'étaient les moutons et les cabris qu'il attrapait. Le roi continuait de garder son Python. Python grandissait toujours. A l'âge de quatre ans, il attrapait les enfants. Si tu allais aux champs et que tu laissais ton enfant à la maison, à ton retour, Python l'avait avalé. Voilà que les enfants qui étaient dans le village, presque tous, avaient été attrapés par Python. Un jour, tout le monde se réunit :
- Eh! Il faut que nous allions voir le roi pour lui raconter ce qui arrive, lui dire que Python a avalé presque tous les garçons et toutes les filles du village. Ils se dirent encore :
- Amis, le roi est en train de détruire notre village, donc il faut que nous tous, nous partions et que nous quittions le village.
En ce temps-là il y avait deux chasseurs qui habitaient le village. Quand ils allaient à la chasse, ils tuaient beaucoup de gibier.
Au moment où tout le monde s'enfuyait du village, voilà qu'une femme avait mis au monde un enfant. C'était justement le matin de ce jour là qu'elle avait accouché. Tout le monde partit et on laissa l'enfant seul.
Il existe une grande calebasse qu'on appelle songbo. Quand ils partirent, ils laissèrent l'enfant dans cette calebasse. Sa maman était partie et l'avait abandonné. Le couteau qu'on avait pris pour couper le cordon ombilical de l'enfant, on l'avait déposé là, à côté de la calebasse.
Les villageois avaient fui le matin. Quand midi arriva, et midi juste, Python sortit et il se promena dans le village. Voilà qu'il se mit à chanter :
(Conteur)
J'AI MANGÉ
MAIS JE N'AI PAS ENCORE VERSÉ DE SANG
J'AI MANGÉ
MAIS JE N'AI PAS ENCORE VERSÉ DE SANG
(Foule)
MA MAMAN M'A MIS AU MONDE
ET M'A ABANDONNÉ DANS UNE GRANDE CALEBASSE
MA MAMAN M'A MIS AU MONDE
ET M'A ABANDONNÉ DANS UNE GRANDE CALEBASSE
Python dit :
- Il n'y a personne au village pour répondre à mon chant? Eh! On va bien voir!
Il entonna encore sa chanson. Il chanta longtemps, longtemps, très longtemps. Tandis qu'il se promenait dans le village, il entendit un chant qui venait de quelque part. Il se mit alors à rechercher l'endroit d'où provenait le chant. Arrivé là, près de l'endroit où se trouvait l'enfant, il entonna de nouveau sa chanson :
CHANT
Alors Python aperçut la calebasse où se trouvait l'enfant. Or cet enfant, c'était Nyamian qui l'avait envoyé. Python alla se poser à côté de la calebasse. Le couteau qui avait servi à couper le cordon ombilical, c'était l'enfant qui le tenait dans sa main.
Au moment précis où Python voulait attraper l'enfant, ce dernier prit le couteau et l'enfonça dans sa gueule. Voilà : prrrrrr... tengherennnn... Python est mort. Les hommes qu'il avait mangés, les moutons qu'il avait avalés, tous sortirent.
Or ceux qui étaient là, dans la brousse, entendirent un grand bruit au village. C'étaient les moutons qui bêlaient, les poules qui caquetaient, tous les enfants qui criaient. Les cabris étaient en train de bêler et les hommes criaient. - Eh! Il faut que nous allions voir ce qui arrive là-bas, au village!
Mais personne ne voulait partir. Les chasseurs dirent :
- Vraiment, il faut partir pour voir ce qui est arrivé là bas!
Alors ils se mirent en marche doucement, doucement. Ils arrivèrent. Parvenus à l'orée du village, voilà les hommes, tous ceux que Python avait avalés, tous étaient sortis. Les poules étaient toutes sorties. Les cabris étaient tous sortis. Les moutons étaient tous sortis.
- Et la nouvelle?, demandèrent les chasseurs.
Les êtres sortis du ventre de Python répondirent :
- Eh! Le nouveau-né a tué Python, pour cela, nous sommes tous sortis!
- C'est bien! Allons chez le roi.
Voilà pourquoi le roi aujourd'hui n'élève plus de Python, voilà la raison. Voici aussi la raison pour laquelle on trouve à côté du roi un bon interprète. Quand il y a une affaire à régler, et que le roi dit : "Cela est vrai", si, au contraire, son interprète dit : "Ah, non, cela n'est pas vrai", alors le roi laisse tomber l'affaire.
Voilà ce que j'ai raconté.

Les Bona redécouvrent le Dieu suprême, Nyamian, devant la gravité d'une situation où la vie de tout le groupe est en danger et quand toutes les autres forces ne peuvent plus rien faire. Nyamian seul peut intervenir et sauver. L'intervention de l'Etre Suprême dans des moments dramatiques, ou le recours au Dieu suprême dans des situations désespérées, n'est pas propre aux Bona, ni aux peuples africains. Cette attitude se retrouve en d'autres peuples d'origine culturelle très éloignée, par exemple chez le peuple hébreu.

Baals et Astartes: les tentations des Israelites

Quand les Israélites opèrent le passage d'une économie nomade pastorale, parasitaire, de cueillette, à une économie agricole sédentaire, dans leur religion entrent les dieux locaux de Canaan, qui ont tendance à faire oublier Yahvé, le Dieu de l'Exode.
L'agriculture transforme, d'une façon radicale, non pas seulement l'économie, mais aussi le domaine du sacré. Une place importante est occupée par la terre, la femme, la sexualité, la fécondité, avec les divinités annexes : les Baals et les Astartés. Les grandes guerres sont terminées, on vit des temps de paix et de relative prospérité économique. Les Israélites s'éloignent du Seigneur et s'approchent des divinités trouvées sur place, des divinités de leurs voisins.
Mais au moment des revers historiques, quand des grandes catastrophes surviennent, voilà qu'ils retrouvent Yahvé. Ils s'adressent à nouveau au Dieu de l'Exode, car lui seul peut sauver :
«Alors ils ont crié vers le SEIGNEUR : "Nous avons péché, car nous avons abandonné le SEIGNEUR et nous avons servi les Baals et les Astartés. Maintenant arrache-nous des mains de nos ennemis et nous te servirons"(17)
Cette réaction ressemble à celle (18) du Bona qui redécouvre l'existence et la toute-puissance de Nyamian, devant l'extrême gravité d'un danger : toutes les autres forces ne peuvent plus rien. Seulement Nyamian peut sauver et, de fait, il intervient et sauve. Mais dans les événements ordinaires, le Bona s'adresse aux divinités les plus proches. C'est auprès d'elles qu'il cherche protection, refuge, soutien (19).
Ce recours constant à ces intermédiaires rendus présents dans un support matériel, n'est que la manifestation d'une tendance fondamentale de l'homme, à savoir son désir de vivre avec la divinité, en communion avec elle, pour bénéficier de sa protection.
On peut donc avancer une première conclusion : le Bona croit à un Etre Supérieur qui se situe au-dessus de tous les fétiches, les amulettes, les esprits de la brousse, les ancêtres, mais, dans sa marche vers lui, dans son désir de le rejoindre, il se réfère, en chemin, aux êtres surnaturels les plus proches, à ceux que couramment on appelle amoan.

L'annonce

Voilà alors la question de fond : moi missionnaire, comment vais-je me situer face à ce monde traditionnel? Mon annonce de l'Evangile vient-elle combler une attente, ou bien est-elle quelque chose «d'importé» qui ne répond à aucune exigence fondamentale de l'homme auquel je m'adresse? Pour que la «nouvelle» que j'annonce soit «bonne», pour qu'elle soit vraiment une bonne nouvelle, elle doit être perçue comme telle par le «récepteur», et non seulement par «l'émetteur».
Eh bien, je suis convaincu que ce que j'annonce est vraiment une bonne nouvelle, et pour moi qui la donne, et pour le Bona qui la reçoit.
On touche ici à la nouveauté radicale du message chrétien, à l'originalité même du Christianisme. Dans les religions traditionnelles, l'homme cherche Dieu, mais très souvent il s'arrête en chemin au niveau des fétiches.
Dans la religion chrétienne, ce n'est plus l'homme qui cherche Dieu, c'est Dieu lui-même qui descend à la recherche de l'homme : c'est «le Fils de Dieu qui se fait fils de l'homme pour que l'homme puisse devenir fils de Dieu». C'est Jésus qui choisit les Apôtres, et non pas l'inverse. Les Apôtres marchent «derrière» lui.
C'est cela la nouveauté révolutionnaire et radicale du Christianisme par rapport aux religions traditionnelles : Dieu a dit le dernier mot sur lui en Jésus Christ. Dieu a parlé et il continue de parler aux hommes et de se manifester de plusieurs manières. Mais Dieu se manifeste et se révèle en plénitude dans la personne de son Fils Jésus. Jésus est le Verbe, la Parole de Dieu, qui se fait chair pour révéler le Père (Jn. 1,18).
C'est cela la bonne nouvelle que j'annonce à l'homme bona :
Ce que vos ancêtres ont toujours désiré, espéré, ce à quoi ils ont tendu de toutes leurs forces, sans jamais pouvoir l'atteindre en plénitude - à savoir de vivre non pas seulement avec des substituts de la divinité, mais avec Dieu lui-même - eh bien, je viens vous annoncer que cela est possible, que cela vous pouvez le réaliser.
Ce que vous désirez dans le plus profond de vous-mêmes, cette aspiration de tout votre être qui tend vers la divinité, eh bien, cela n'est pas un rêve à jamais irréalisable. Dieu lui-même est venu à notre rencontre et nous a donné le moyen de le rejoindre : c'est Jésus Christ. En reconnaissant dans la foi que Jésus Christ est le Fils de Dieu, vous pouvez réaliser pleinement ce désir de vivre en communion avec la divinité. En acceptant dans votre vie Jésus Christ, vous vivez non plus en communion avec une «œuvre de main d'homme» (Dt. 4,28), mais avec le Fils de Dieu lui-même, à savoir avec Dieu, car dans le Christ «habite la plénitude de la divinité» (Col. 2,9).
En accueillant le Christ, en reconnaissant que Jésus de Nazareth est le Seigneur (Rm. 10,9), le Bona passe de l'attente à la rencontre. En Jésus Christ, le mystère, demeuré caché dans les siècles, est dévoilé (Col. 1,26). Christ est la porte d'accès au Père (Jn. 14,6). Il révèle le vrai visage du Père (Mt. 11,27). En lui, l'homme peut connaître pleinement le Père (Jn. 14,10).
La mission sera alors de faire connaître le mystère demeuré caché depuis les siècles et les générations en réalisant l'avènement de la Parole (Col. 1,25), en proposant aux hommes de croire au Christ. Le résumé de l'Evangile c'est Dieu qui rencontre l'homme pour en faire son fils en lui donnant de vivre sa propre vie en pleine communion avec lui (Jn. 1,12). La mission ne sera pas d'abord de planter l'Eglise dans toutes les latitudes et tous les méridiens du globe, mais de proposer une Parole qui est réponse à toutes les situations, individuelles, collectives, culturelles, de tous les peuples.
L'homme devient vraiment homme, libéré de toutes ses peurs, quand il reconnaît le Christ qui lui révèle le Père (Jn. 14,45).
En accueillant le Christ, le Bona passe d'une «religion ethnique» (ses fétiches, ses divinités) à une religion universelle. Le Christ ne vient pas uniquement pour sauver l'homme bona, mais l'homme tout court, tous les hommes, les hommes du monde entier.
Je parlais, un jour, avec des jeunes de ces problèmes. A ma question «avez-vous compris?», l'un de ces jeunes me répondit :

Quand je rentrerai au village, voilà comment je donnerai la nouvelle. Autrefois il y avait un village aux abords d'une grande forêt. Les habitants du village avaient entendu parler d'un grand roi, bon, généreux et tout-puissant, qui habitait au delà de la forêt. Tout le monde disait beaucoup de bien de ce roi. Ses gestes étaient sur la bouche de tout le monde. Dans le cœur des gens, il y avait le désir de rencontrer ce roi, d'aller le trouver, pour se mettre sous sa protection. Mais ce roi habitait loin, et la forêt était immense et impénétrable. Ils envoyèrent alors des jeunes avec des machettes pour ouvrir une piste dans la forêt. Les jeunes partirent et commencèrent à travailler. Mais le roi habitait loin, très loin. La forêt était vaste, dense, obscure, mystérieuse. Devant les difficultés, les jeunes se découragèrent : vraiment, il leur était impossible de continuer. Ils étaient trop fatigués et ils ne pouvaient plus continuer. Ils s'arrêtèrent en chemin et construisirent des campements.
Le roi entendit parler de ces jeunes qui le cherchaient et il se dit : «Vraiment! Ces jeunes, il faut les aider! Ils voulaient venir me voir, me rencontrer, et ils se sont perdus en route, ils n'ont pas pu trouver le bon chemin, et ils se sont découragés. Je vais les aider en envoyant mon fils afin qu'ils leur ouvre un chemin au milieu de la forêt.»
Le fils du roi partit. Il ouvrit le chemin et il rencontra les jeunes perdus dans la forêt. Il leur dit : «Si vous voulez aller trouver le roi que vous cherchiez, venez avec moi, je vous enseignerai la route. Si vous me suivez, vous ne vous perdrez plus. C'est le roi lui-même qui m'a envoyé parce qu'il a su que vous le cherchiez. Maintenant la route est là, je l'ai ouverte pour vous.»

Que deviennent alors les fétiches, à savoir ces objets matériels par lesquels l'homme essaie d'atteindre le sacré, de le capter et de le mettre à son service?
En accueillant le Christ, le Bona n'a plus besoin des fétiches, des amulettes, car Dieu, en devenant homme dans le Christ, se met à la portée de l'homme.
Contrairement à ce que le Bona croit, Dieu s'intéresse à la vie de chacun, à tous les détails de sa vie (Mt. 6,30). De plus il connaît tous les besoins, les demandes, les difficultés, avant même qu'ils soient explicités, et il est prêt à exaucer toute prière (Mt. 7,8).
En Jésus, toute prière est exaucée (Lc. 11,24). Dieu intervient non seulement dans des moments dramatiques, dans l'extrême gravité d'un danger, mais constamment, car il est Père de tous (Lc. 12,30). Depuis que Dieu a envoyé son Fils né d'une femme (Gal. 4,4) Dieu est tout proche de l'homme.
Comment considérer alors ces fétiches, à savoir ces objets matériels par lesquels l'homme essaye de capter le sacré et de le mettre à son service?
La réponse nous la trouvons tout au long de l'Ecriture. Voici un texte qu'il ne faudrait jamais oublier:
Il est l'image du Dieu invisible,
Premier-né de toute créature
Car c'est en lui qu'ont étè crées toutes choses,
Dans les Cieux et sur la terre,
Les visibles et les invisibles,
Trônes, Seigneuries, Principautés, Puissances,
Tout a été créé par lui et pour lui
Le père Boniface Tiguila, commentant ce texte, écrit: Tout ce qu'il y a comme divinités, esprits, forces visibles et invisibles, bons ou mauvais, tout est par Jésus et pour Jésus. Tout est là pour la Seigneurie du Christ. il n'y a rien à soustraire.(20)
Nous devons donc nous rapporter à Jésus, car sa Seigneurie s'étend sur tout l'univers. Mais si Dieu a dit le dernier mot en Jésus Christ, il a tout de même aussi parlé avec d'autres moyens. La lettre aux Hébreux nous rappelle que après avoir, à bien des reprises et de bien des manières, parlé jadis à nos pères par les Prophètes, Dieu, en cette fin des jours, nous a parlé par le fils (21).
Dieu a parlé, s'est fait connaître en plénitude dans le Christ. Dans la personne de Jésus, si on peut ainsi s'exprimer, il s'est incarné totalement, parfaitement, pleinement. Mais il s'est aussi manifesté «en bien de manières». Sa sagesse est comme une nuée qui couvre toute la terre, elle est présente sur toute la terre (22).
Dieu se laisse entrevoir, par exemple, dans l' ouvrage de ses mains (Rm. 1,20), même s'il reste difficile pour les hommes de reconnaître le Créateur. A ceux qui niaient la résurrection des morts, Théophile d'Antioche en appelait aux tekmeria, aux «indices» que Dieu avait mis à la disposition de l'homme dans les rythmes cosmiques : les saisons, les jours, et les nuits : N'y-a-t-il pas une renaissance pour les semences et pour les fruits?
Pour Clément de Rome le jour et la nuit révèlent la résurrection : la nuit se couche, le jour se lève : le jour s'en va, la nuit arrive (23).
Ne pourrait-on pas comparer aux phénomènes naturels ces autres épiphanies du sacré qu'on appelle les «fétiches»? Eux aussi ne seraient que l'un des langages, qu'un mode de présence de la divinité au milieu des humains. Ne pourrait-on pas voir tous ces supports matériels de la divinité comme des hiérophanies de l'unique divinité? Comme des incarnations partielles de l'unique Verbe de Dieu qui s'est incarné pleinement dans le Christ?
Tous ces supports du sacré pourraient être considérés non pas comme des étapes dégénérées du sentiment religieux d'une humanité déchue, mais comme des tentatives «désespérées» d'aller au devant du sacré, et en définitive, de préfigurer le mystère de l'unique incarnation, La liberté de Dieu peut lui permettre d'assumer de nombreuses formes, même les plus «aberrantes et absurdes». N'oublions pas que Yahvé a livré des messages essentiels pour son peuple à travers l'ânesse de Balaam, un prophète païen, car c'est Dieu qui met dans la bouche les paroles qu'on doit avoir soin de dire (24).
Comme le suggère encore Mircea Eliade, depuis l'épiphanie, la hiérophanie la plus élémentaire, par exemple la manifestation du sacré dans une pierre, un arbre, un ruisseau, jusqu'à la hiérophanie suprême qui est, pour le chrétien, l'Incarnation de Dieu dans le Christ, il n'y aurait pas de solution de continuité : ce serait toujours le même acte mystérieux, la manifestation d'une réalité qui n'appartient pas à notre monde dans des objets qui font partie intégrante de notre monde.
Donc tous les réceptacles, tous les fétiches, ne seraient qu'un appel, une tension vers, un chemin qui conduit de l'incomplet au complet, qui conduit vers la seule, l'unique, la vraie, définitive incarnation. Les «semences du Verbe» ne peuvent que renvoyer à la plénitude du Verbe.
La révélation ne détruit pas le sens préchrétien des symboles, elle y ajoute simplement une nouvelle valeur.
Ce n'est pas parce qu'un nouveau sens vient s'ajouter qu'il disqualifie les anciens. Mais, pour le croyant, la nouvelle signification rend dépassées, obsolètes, toutes les autres acceptions. Le symbole acquiert un nouveau sens, il est comme transformé en révélation.
On peut affirmer, en un certain sens, que tous ces symboles attendaient la détermination de leur sens complet et profond, des nouvelles valeurs apportées par le Christianisme : les modalités «païennes» du sacré ne seraient qu'un chemin, une tension vers l'unique, vraie, définitive, Incarnation.
Dans cette perspective la vie religieuse du Bona ne devient rien d'autre qu'une attente du Christ dans lequel l'homme trouve le salut car il n'y a pas sous le ciel d'autre nom donné aux hommes, par lequel il nous faille être sauvés (Ac. 4,12).
Est-ce une religion importée que j'annonce, ou bien un couronnement, un accomplissement de ce que les gens vivent en profondeur, de leurs attentes les plus vitales? Suis-je ici pour détruire ou pour accomplir?
Nous terminons avec le Tropaire pour le Christ Roi de l'Univers:
Quand les empires tomberomt devant toi, Roi des Roi et Seigneur des Seigneurs,
lorsque la mort aura perdu son pouvoir,
Christ possédant toute puissance,
tu remettras la royauté à ton Père
et nous sérons toujours avec toi
vois lìespérance de ton peuple qui t'acclame:
Gloire à toi, Dieu de l'univers, vienne ton royaume éternel.
C'est ce que tant de chretiens depuis l'époque des Apotres jusqu'aujourd'hui ont professé: nous devons tout rapporter au Dieu de Jésus-Christ pour que tout manifeste sa gloire.(25)

Silvano Galli
Kolowaré, Togo, 2008



1) Cela n'est pas propre aux Bona, mais puisque j'ai vécu dans ce groupe, je ne parlerai que des Bona.
2) Cité par C. ARBELBIDE, Les Baoulés d'après leurs dictons et proverbes, Abidjan, 1975, 14.
3) M. ELIADE, Il Sacro e il Profano, 78.
4) R. PETAZZONI, 90 et 91.
5) Ces lieux de culte sont appelés, chez les Anyi-Molofuè : Nyamian-koko, c'est-à-dire : Nyamian-proche.
6) Village de la S/P. de Transua.
7) Détail important. Habituellement celui qui offre la victime, celui qui présente la victime à la divinité ou au fétiche, n'est pas le sacrificateur, l'exécuteur matériel du sacrifice. Cette tâche d'exécuteur est, ordinairement, confiée à un aburuwa, un descendant d'esclave.
8) M. ELIADE, Il Mito dell'eterno ritorno, Milano, 1975, 14.
9) Village de la S/P. de Koun Fao.
10) Voir première partie, Les Anyi-Bona, note 2.
11) Villages de la S/P. de Koun Fao.
12) Villages de la S/P. de Tanda.
13) Deux grosses courges entourées d'un filet, qu'on peut voir, par exemple, lors de la fête des ignames.
14) La Terre n'est pas un fétiche, mais une divinité chthonienne.
15) C. ARBELBIDE, 14.
16) Ib.
17) 1 Sam. 12, 10, trad. TOB.
18) En fait ce n'est pas exactement la même attitude. En Israël le peuple s'adresse à Yahvé avec la conscience d'avoir péché. Dans la culture traditionnelle bona le recours aux intermédiaires n'est ni condamné, ni condamnable.
Il y a uniquement la certitude que Nyamian est plus fort que toutes les autres divinités et qu'il est prêt à intervenir dans des situations particulièrement dramatiques. Dans l'A.T. aussi on trouve des traces d'un langage mythologique (anthropomorphismes parfois grossiers attribués à Dieu), mais cela n'est qu'un tribut payé à certains genres littéraires. L'affirmation de l'unicité du Dieu vivant n'est jamais mise en discussion.
19) Cette attitude n'est pas propre aux Bona, on la retrouve dans le monde entier. Elle est bien présente dans nos vieilles chrétientés. S'adresse-t-on souvent à Dieu, à la Trinité? Le fidèle ordinaire, dans sa pratique courante, s'adresse régulièrement à des... divinités secondaires, à des intermédiaires : Marie, les Saints. Dans le monde entier l'homme s'adresse aux êtres surnaturels les plus proches.
20) BONIFACE TIGUILA, Le Diable, Editions de la brousse, Agbang, 1969, 10. 21) Heb. 1,1.
22) Eccl. 24, 3-5.
23) M. ELIADE, 14.
24) Nb. 23, 11.
25) B. TIGUILA, cit., 10.