La Palabre

Le lieu privilégié d'émission et d'utilisation des proverbes c'est la palabre. Comme le souligne Kourouma « le proverbe occupe une place centrale, essentielle, dans la palabre ».(1)
En schématisant on peut réduire la palabre à trois formes principales. (2)

· La palabre conçue comme structure publique de gouvernement, comme instance ordinaire du droit traditionnel. Comme l'étymologie le suggère la parole, la conférence, le discours, le débat, sont érigés en forme de gouvernement.
· La palabre utilisée comme forme publique de droit, comme cour de justice, pour régler les problèmes à l'intérieur du groupe. La première forme a comme but de promulguer des lois et ordonnances, ou, plus simplement, de donner des directives publiques, tandis que dans ce deuxième cas la palabre est utilisée pour rendre justice, prononcer des sentences dans des procès ou résoudre des conflits de pouvoir. (3)
· La palabre comme forme cathartique pour traiter et résoudre des graves problèmes d'ordre social. On l'utilise dans des situations difficiles et exceptionnelles : lutter contre la sorcellerie, dans les ordalies, dans les malédictions, en certains rites funéraires, et cela en vue de rétablir l'harmonie et l'unité de la communauté.

Dans ce recueil on trouvera la description détaillée d'une palabre du troisième type, bâtie sur la force et le pouvoir de la parole, un texte de Kossi Komla Ebri, paru en italien et traduit en français par l'auteur lui-même.
La vieille Nukuku avait maudit sa fille : "Fais ce que tu veux ma fille, mais aussi vrai que je m'appelle Nukuku, quand je traverserai le fleuve... tu le traverseras avec moi". Le moment est venu de traverser le fleuve. Les anciens sont réunis, on convoque tout le monde, on doit trouver le moyen de faire retirer la malédiction à la vieille avant qu'elle ne traverse le fleuve… avec sa fille. Il faut trouver une nouvelle parole pour neutraliser l'ancienne, pour vaincre la mort.
Et puisque « L'épine sortira d'où elle est entrée »…il fallait convaincre, tant qu'il était temps, la vieille Nukuku à retirer sa phrase fatidique: « Quand je traverserai le fleuve... tu traverseras le fleuve avec moi ».(4)
Voilà la palabre. En suivant son déroulement on s'aperçoit que les faits et les différentes situations sont émaillés de proverbes. Dès le début à la fin toute la palabre se déroule autour de proverbes et dictons qui aident à comprendre et à voir clair dans une situation difficile, embrouillée, compliquée. Comme le dit l'auteur « Les proverbes sont l'huile de palme qui fait passer les mots avec les idées », et encore « le proverbe est le cheval de la parole : quand la parole se perd, c'est grâce au proverbe qu'on la retrouve ».(5)

Le monde des proverbes

Pour montrer la place fondamentale du proverbe dans la palabre et son utilisation, les proverbes utilisés au cours de cette palabre sont regroupés à la fin du texte, traduits en kotokoli.
On trouvera ensuite une série de proverbes en kotokoli. Nous avons mis de propos « en kotokoli » car ces proverbes ne sont pas tous kotokoli, mais uniquement formulés et présentés dans cette langue. Et cela pour plusieurs raisons.
D'abord les Tem-Kotokoli vivent en symbiose avec d'autres groupes : Kabié,(6) Losso, Yaka, Lamba, Bassar, Tchamba, Moba, Lasa, et quelques unités de Peul, Ewe, Tchokossi. Donc ces proverbes circulent à l'intérieur des ces groupes qui vivent ensemble et qui ont des échanges courants : ils se côtoient au marché, lors des palabres, des mariages, des funérailles, des visites, à l'Église, à la Mosquée, lors des fêtes, etc. Une partie des proverbes a été collectée par Aledjou Larey, un Bassar de Kolowaré, d'autres ont été élaborés et vérifiés par Mme Tcha-Djéri Bédéwiya.
Une deuxième raison c'est que les proverbes, comme les contes, voyagent beaucoup dans toute l'Afrique, et on peut trouver les mêmes proverbes, avec la même formulation, dans des régions fort éloignées.
Une autre raison c'est qu'une partie des ces proverbes a été glanée lors des lectures de romans, de nouvelles, de pièces de théâtres d'auteurs africains. Ces mêmes proverbes peuvent être trouvés dans des agendas, des calendriers, notamment les calendriers des Missions Africaines et le calendrier Tem de 2011.
Nous avons tout de même vérifié tous les proverbes avec des locuteurs kotokoli : ils les connaissent et les utilisent. Pour en faciliter la lecture ils ont été regroupés par rubriques : enfant, femme, vie de famille et rapports sociaux, activités et vertus humaines, la chefferie, l'univers des animaux, domestiques et sauvages, la divinité, paroles de sagesse, savoir et connaissance, santé, maladie, mort, dictons.
Ce recueil est destiné surtout aux locuteurs kotokoli. Les proverbes ne sont donc ni expliqués, ni commentés, car les Tem-Kotokoli en ont une perception immédiate. Quand les allusions à l'univers culturel kotokoli sont voilées, où pas assez évidentes, surtout pour un non kotokoli, on donne des informations complémentaires dans les notes.

Notes

1) Mwambu Cabakula, Maxi Proverbes africains , Marabout, 2003, 5-11. L'introduction est d'Ahmadou Kourouma.
2) Pour une description détaillée des différents types de palabre voir : La Palabre, Parola e Potere, il « parlamento sotto l'albero », Afriche, quaderni di introduzione alle realtà africane, n° 65, Genova, Società delle Missioni Africane, 2005. 3) F. Eboussi Boulaga, Les Conférences nationales en Afrique Noire, une affaire à suivre, Karthala, 1993.
4) « Traverser le fleuve » : la vielle Nukuku est en train de mourir.
Voir en E. B. Dongala, Jazz et vin de palme¸Hatier, 1982, 15, un cas semblable de palabre. Le camarade Kali Tchikati, bardé de diplômes, avait bravé la famille en épousant une fille qui n'était pas de la même ethnie. La famille réunie lui dit : aussi vrai que nous sommes tes pères, ces paroles que nous prononcerons aujourd'hui se réaliseront et ce malgré ton instruction… nous te disons : tu n'auras pas d'enfants, ta femme ne procréera pas, nous ne voulons pas de progéniture du ventre de cette étrangère… nous ne te voulons pas du mal, rien ne t'arrivera si ce n'est que le sang de cette femme n'aura pas de descendance dans notre famille…
5) Voir encore Ahmadou Kourouma, en Mwambu Cabakula, op. cit.
6) Pour les proverbes kabiè on peut se référer à : Batchati Bawubadi, Culture kabiè à travers ses proverbes, le père possède ses bœufs, il possède donc leurs veaux, Kara, 1997 ; et, du même auteur : Culture kabiè à travers ses proverbes, Du temps où les animaux parlaient, Kara, 2003. L'auteur présente les proverbes en kabiè, traduits littéralement en français avec un commentaire et des équivalents dans d'autres civilisations.
Cela est une donnée culturelle fréquente en Afrique. Par exemple les Anyi-Bona de Côte d'Ivoire, vivent dans la même région des Abron et des Koulango, dans le Centre-est du pays. On retrouve les mêmes proverbes chez les trois groupes. Un exemple. Le roman d'Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, 1998, et émaillé de proverbes. Chaque veillée commence et termine par une série de proverbes.