Le conte, parole sociale et sociologique

Introduction

Le conte a été souvent examiné comme texte littéraire sous ses différents aspects. Il a été abordé aussi sous l'angle de l'anthropologie.
Cette étude se place dans une perspective sociologique pour analyser ce récit qui donne en spectacle la vie sociale.
Que dit le conte de/sur la société ? Que révèle-t-il fondamentalement?
Dans quelle mesure il est une parole sociale ? Se présente-t-il aussi comme une analyse de la réalité sociale? Saisit-il les rapports sociaux? Atteint-il aux enjeux ? En termes clairs, le conte, nous fait-il comprendre mieux notre so­ciété ?
L'étude porte sur un corpus de contes Agni-Bona de Côte d'Ivoire, recueil­li par Jean-Paul Eschlimann et Silvano Galli et réuni dans un fascicule intitulé : A table avec les vieux. Il était commode de s'en tenir à un groupe ethnique au lieu de compliquer en prétendant se livrer à un travail de collecte dans plusieurs ethnies ivoiriennes en vue de faire des comparaisons. Il y a homogénéité de contexte socio-culturel qui ne nuit en rien à la pertinence recherchée de l'analyse elle-même.
Nous prendrons soin d'indiquer d'abord en quoi le conte atteint à la réalité sociologique au-delà de la réalité sociale; on comprendra plus aisément la suite. Nous étudierons alors, avec des exemples précis de conte, le discours de légitimation de l'ordre et celui de la contestation sociale.

Conte, réalité sociale et sociologique

Le conte est une affabulation au second degré, avec souvent un déguisement, une symbolisation, une dénotation seconde qu'on ne saisit bien qu'à travers le monde fictif du récit. Il tient à la fois du mythe, de la légende, de la fable et de chantefable, mais s'en distingue. Il est un récit à caractère à la fois littéraire, ludique, didactique. Art de la parole, il est une littérature totale comprenant à la fois récit, théâtre, poésie, chanson, épopée.
Le conte se réfère à la réalité: il transpose, reflète des éléments sociaux de tous genres, informe sur la société, les coutumes, les interdits, les pratiques, les manières d'agir, de penser et d'être. En cela, il est un moyen de socialisation très apprécié : il est un texte qui transmet pratiquement l'ensemble des valeurs culturelles, des normes de comportement.

Une explication des faits sociaux

Ce texte social est aussi un test d'analyse de la manifestation de la société traditionnelle. En effet le conte fait partie des pratiques collectives qui équivalent à une théorie sociale. Effectivement, il cherche moins à rapporter des faits sociaux qu'à essayer de les expliquer. L'aventure d'expliquer tout, tout ce qui est, tout ce qui se passe, ce qu'on ne comprend pas bien, amène le conte à "divaguer", à aller de-ci de-là, dans un désir vif de savoir qui agresse, transgresse, subvertit et casse la réalité sociale pour espérer débusquer en son sein ce qu'elle cache.
L'homme éprouve le besoin presque instinctif de s'expliquer le secret de la vie sociale, l'origine et la nature des phénomènes familiers; d'où la place importante dans l'univers des contes des récits étiologiques et des récits d'origine.
Ces récits tentent de classer et d'interpréter les phénomènes frappants, de traiter et de justifier les conflits, les contradictions ainsi que les négociations et les compromis de la vie courante.

Une lecture en profondeur de la vie villageoise

Le conte va souvent en profondeur. Par exemple il amuse d'autant qu'au-delà du jeu, il dit la vérité muette de la vie sociale.
Comme le souligne le vieux Brou Angui, "On dit que les contes sont des mensonges ; ce n'est pas vrai. Si quelqu'un comprend le fond des choses, il ne peut pas dire que les contes sont des histoires. Les contes s'adressent à tout le monde, aux femmes, aux enfants, aux jeunes gens, aux jeunes filles. Chacun y trouve son compte."
. Le conte n'est pas un simple jet de mots, c'est un jeu avec enjeu, et qui, par le jeu des mots, se donne la liberté de dévoiler, de démasquer, de traquer la vérité sociale non formulée, sans blesser mais sans ménager non plus. Le conte plonge au coeur de la société, au centre des relations humaines et des rapports sociaux. Mieux qu'une description de la société, il est une analyse sociologique: s'il part et parle de la réalité sociale, il atteint à la réalité sociologique par une recherche de réseaux explicatifs de relations, au-delà des apparences et des structures existantes. Il tend à faire apparaître l'être de la société : la société est communauté, avec un fort consensus que maintient le contrôle social ; mais elle connaît aussi le mouvement, des tensions, des remous, des perversions ou détournements d'instruments sociaux et culturels. Il y a des forces d'opposition, avec des intérêts divergents autour d'enjeux culturels. La société connaît des divisions.
Cela se donne à voir, dans le conte, à travers le discours de légitimation de l'ordre et des privilèges et à travers la contestation sociale.

Une défense de l'ordre: dominés et dominants

Le conte révèle nettement l'existence d'un coté de groupes dominants, ceux qui ont le pouvoir de mobiliser les institutions et les valeurs pour défendre leurs intérêts et assurer la reproduction de leurs privilèges (leur idéologie se cache sous des principes abstraits), et de l'autre de groupes dominés pour lesquels l'essentiel est de se défendre, de résister, de protester.
Les dominés sont représentés dans le conte par le pauvre, le faible, l'enfant, l'orphelin, l'enfant pianique, le lièvre, l'araignée etc. Les dominants sont ceux qui participent en position avantageuse à l'ordre établit, depuis les puissants, les notables, le roi, les riches, les chanceux, les génies, Dieu, l'éléphant, le lion, la panthère, jusqu'aux parents, la communauté villageoise en tant que telle, l'araignée (elle se retrouve parfois aussi dans ce groupe).
Il faut bien noter que les personnages du conte ne sont pas de simples personnages fictifs; ils sont des personnages allégoriques, de véritables symboles, avec des fonctions et des comportements attendus. Par exemple habituellement, l'araignée incarne la ruse, la malice, l'intelligence; mais il peut lui arriver d'être bête comme un homme intelligent peut l'être parfois.
Profondément cela signifie que dans la vie, on n'est pas toujours un héros, un saint, un gagneur; l'imperfection et l'échec font partie aussi de la réalité humaine.
Par exemple encore, l'enfant, être insignifiant, est choisi pour parler de l'homme à l'homme ; il lui révèle en particulier ses limites quand il a l'illusion et le vertige de son importance, de sa grandeur. Quant aux rois de la jungle (éléphant, lion, panthère, léopard), ils symbolisent la force, la puissance, l'orgueil, l'autorité, le pouvoir. Ils sont à l'image de tous ceux qui profitent de leur position sociale ou politique pour abuser des autres.
Le conte présente et analyse les rapports sociaux, les conflits de pouvoir, d'influence et d'autorité ainsi que l'action culturelle.

Le discours de l'ordre

Un ordre, toujours établi à l'avantage de certains, se présente toujours comme au service de l'ensemble de la société. Il se légitime en insistant sur l'unité de la société; celle-ci se donne alors des allures de père de famille, qui se fixe des buts et choisit des moyens pour l'action, règle les rapports entre les membres de la collectivité et assure l'intégration de celle-ci et le maintien des valeurs. Elle se plait à parler de culture qui n'est rien d'autre en fait qu'un ensemble de discours ~idéologiques inculqués à la population pour garantir l'ordre et légitimer les privilèges établis.

Une idéologie qui se cache pour mieux dominer

L'idéologie de l'ordre ne s'expose pas directement à un affrontement avec une idéologie populaire ; elle sait se cacher sous les principes généraux et généreux, sous la prétendue recherche du bien commun, sous la proclamation et la défense itératives des valeurs ; elle parle haut au nom de toute la communauté ; elle croit la défendre plus que tout autre. De manière concrète que dit le discours de légitimation de l'ordre?
Dans un conte Agni-Bona on a cette idée: l'homme doit, pour vivre heureux, se situer dans l'ordre voulu par le Créateur; toute infraction à cet ordre ne peut apporter que des conséquences fâcheuses pour le transgresseur ou pour le groupe social tout entier. Autrefois en effet, lorsqu'on se levait le matin, on se retrouvait le ventre plein sans avoir fait quoi que ce soit et sans savoir comment.
Un jour Araignée-père décide avec sa femme Koro d'ouvrir le ventre de leur fils pour voir ce qui les rassasiait tous les jours. Il découvre de l'igname, du taro, toutes sortes de denrées alimentaires que Dieu leur mettait directement dans le ventre. Ils voulurent refermer le ventre mais ne le purent. L'ordre naturel prévu par Dieu pour sustenter les hommes était perturbé et perdu. Désormais l'homme connaîtra la faim et devra 1ui-même se trouver et se préparer à manger. Voir: ATV1

Ordre et paix sociale

Il Y a un ordre et il faut éviter toute brèche qui permettrait de le troubler. L'ordre va avec la paix. Dans un autre conte, deux sœurs vivaient en paix et prenaient tous les jours leur repas en commun.
Un jour, elles se sont disputées et se sont battues et ont juré de ne jamais plus manger la nourriture l'une de l'autre et ont demandé tour à tour au tonnerre du ciel de les frapper de mort, si elles se remettaient à manger ensemble. Les vieux du village n'ont pas pu tolérer cette situation de haine et ont appelé à la réconciliation. Les deux sœurs se sont pardonné mutuellement et ont accepté de manger ensemble de nouveau. Une "femme-diable" de leur famille et sa fille ont profité de ce palabre, pour juger le temps opportun, de "manger" l'une d'entre elles. Après avoir partagé un repas avec sa sœur, l'aînée est tombée subitement malade. Malgré tous les traitements, trois jours après, elle décédait; son !me avait été mangée une nuit, incognito, sans qu'on puisse faire peser le soupçon sur qui que ce soit.
Le mal gît au cœur de la société et n'attend que les occasions de désunions, de divisions, pour s'infiltrer habilement et frapper. Toute atteinte à la concorde, à la paix, est une brèche dans la société, par où peut surgir le malheur, le désordre. ATV2

Protection contre la paix et l'anarchie

C'est pour protéger contre le désordre de l'anarchie que la hiérarchie est devenue une nécessité depuis qu'on est passé d'une société strictement égalitaire à celle d'aujourd'hui, hiérarchisée. Autrefois, à en croire un conte, personne ne s'appelait "nanan" (grand-père, chef, maître) ; personne n'avait de préséance sur l'autre; il n'y avait pas de maître à servir. Tous les hommes vivaient chacun pour soi, et chacun était maître chez soi. Mais voici qu'un jour des choses étranges sont tombées du ciel, créant la panique chez tout le monde.
Le village se réunit et demande au plus vieux de prendre la situation en main et de voir de près ce que sont ces objets (un gros pagne, une chaise, une queue d'éléphant, des sandales). Le vieux ose et s'approche des objets. Tout le village fuit et l'abandonne. Le jour suivant, les villageois viennent retrouver le vieux, encore vivant ; il était resté sur place. Alors l'un d'eux se levant dit : Puisque le vieux a pris l'affaire en main et que nous l'avons abandonné, il est juste que nous le désignions comme notre chef et qu'il porte tous ces objets, attributs de la royauté; car il a plus de courage que nous tous.
Si quelque chose d'autre arrive, nous savons qu'il pourra nous guider et nous aider à le régler. La vieille femme qui a accepté de tenir compagnie au vieux, sera notre reine-mère". Voilà comment sont nés le "famian", l'homme-chef et le "himian", la femme-chef.
Ainsi se trouve justifiée la fonction de chef, de roi, en même temps que se fait admettre l'idée de hiérarchie. Le chef, c'est toujours le plus brave, le plus grand, le plus beau, celui qui est capable de donner sa vie pour défendre toute la communauté. ATV3

Fondement religieux du pouvoir

Il faut un chef pour qu'il y ait de l'ordre. C'est une nécessité que l'ordre et le pouvoir si l'on tient à éviter les méfaits du désordre. Selon un conte, au temps où l'Eternel créait l'homme, il le fit deux, homme et femme. Ils eurent onze enfants; ceux-ci ne savaient pas qui était leur aîné Il n'y avait pas de chef au monde. Les enfants allèrent demander à Dieu d'indiquer qui était leur chef. Celui-ci fit gronder le tonnerre; aussitôt une chaîne descendit du ciel accompagnée d'un hamac et de toutes sortes de richesses. Le tonnerre gronda à nouveau : une machette et des dabas tombèrent à leur tour. Au troisième coup, c'est le plus jeune des frères qui se retrouva dans le hamac, porté par ses frères. Ils comprirent tous que Dieu leur avait donné un chef. ATV4
Le conte fait apparaître que le pouvoir a un fondement religieux; et ce n'est pas forcément le plus Agé des héritiers qui hérite du pouvoir, mais celui qui en a les qualités. Et à ce chef, même s'il est le cadet, il est obligatoire que tous obéissent.
Le pouvoir est d'essence divine, et ne le prend pas qui le veut 'celui qui est de sang royal et ne le prend pas qui le veut ; y accède celui qui est de sang royal et s'en montre digne par ses qualités.

Respecter le pouvoir en place

L'idéologie diffusée ici est claire: il faut savoir respecter le pouvoir celui-ci ne sied pas à tout le monde ou en tout cas n'est pas à usurper par le premier venu. Un pouvoir n'a de valeur que s'il est reçu dans la légitimité. Il Y a un ordre à respecter en toute chose.
C'est pourquoi, par exemple, la connaissance elle-même exige l'initiation. Celle-ci implique qu'on se soumette aux anciens qui sont chargés de fait de transmettre sagesse et connaissance.
Le chemin du savoir est aussi d'ordre social : il passe par les autres, surtout par les vieux. Chacun n'a pas besoin de créer un nouveau chemin long et périlleux quand il peut emprunter celui déjà tracé par les ancêtres et les parents. A ce propos, voici ce qu'un père dira un jour à son fils qui voulait aller chercher à savoir par lui-même le sens de la vie et du monde : "Si tu veux faire ta propre expérience, libre à toi, je ne te retiens pas, mais ce chemin là est très long".
L'enfant prend son cheval et le voilà en route. La première chose qu'il voit: un champ de mars: une partie avait des tiges toute jeunes, une autre, des tiges avec du maïs mûr et une autre, des tiges et des épis secs. L'enfant s'étonne. Plus tard il aperçoit un éléphant avec un "sambê" dans le flanc; il se plaignait "Moi, cette affaire, je ne peux pas la supporter, voilà pourquoi je m'en vais". L'enfant poursuit son chemin. Plus loin, il se retrouve nez à nez avec une biche royale, criblée de "sambê" ; elle disait: "Moi, c'est ici le village de mon père, je ne vais nulle part, je reste; c'est ici que j'endure la souffrance".
L'enfant regarde avec attention et continue sa route; il avance. Il arrive dans un champ large et vaste, bien débroussaillé. On est en train d'y faire des buttes d'igname. Il découvre un bébé couché sur la première butte. Il avance et salue les travailleurs. On le fait s'asseoir tout près du bébé.
Quand ils sont tous réunis, ils tapotent le bébé de leurs dabas ; celui-ci se lève; sa chevelure est toute blanche. Or c'est le plus vieux de tous. L'enfant est plus qu'intrigué. On lui demande les nouvelles. Il prend la parole "J'ai dit à mon père : je ne connais pas le sens de la vie et du monde. Je m'en vais pour m'en acquérir par moi-même". On lui répond: "C'est très bien. Si c'est pour cela que tu es venu, va là-bas tu vois le trou qui est là-bas, va et regarde dedans. Tu y trouveras le sens de la vie". Il y avait là un grand puits très profond. L'enfant y plonge le regard pendant longtemps. Il ne voit rien. On lui explique alors : 'Tu vois, c'est cela le sens de la vie et du monde que tu veux connaître. C'est le trou que nous sommes venus ici te montrer. As-tu vu le fond du trou? Retourne chez toi et donne la nouvelle à ton père". ATV5

Initiation au savoir par les parents incontournables

L'enfant rebrousse chemin. Il veut raconter toute son aventure à son père. Celui-ci l'arrête : Ne dis rien. Au cours de ton voyage, tu as rencontré et vu ceci et cela. En connais-tu le sens ? L'enfant répond : ''Non''. Et le père de lui expliquer tout, un à un: le champ de mais avec des tiges et des épis à différents stades de maturité, c'est le monde avec les enfants, les adultes et les vieux. L'éléphant plaintif, c'est l'homme important dans sa famille, qui, à la suite d'un problème, quitte sa famille, tant il ne peut supporter ce qui est arrivé.
La petite biche royale, aux mille flèches, c'est l'homme qui reste pour endurer la souffrance là où Dieu l'a placé. Quant au trou dont tu n'as pas pu voir le fond, c'est bien comme cela le sens de la vie et du monde. Personne ne peut connaître le sens complet de la vie et du monde, et cela jusqu'à la fin du monde, à part Dieu seul.
Le long voyage de l'enfant à travers le monde inconnu est une quête initia­tique. Il correspond au séjour des jeunes novices dans la forêt sacrée où se fait l'initiation. En effet, les néophytes se séparent de leurs parents pour une retraite dans la brousse. Après diverses épreuves, corporelles, morales et intellectuelles, qui les dépouillent de leur être ancien (mort symbolique), ils renaissent à l'homme adulte. La formation et l'enseignement reçus leur permettent de retourner au village, aguerris, pour réintégrer la communauté adulte (des initiés).
Dans le conte de tout à l'heure, l'enfant entreprend de lui-même et seul son initiation. Bien que le conte soit en lui-même initiatique, la quête de l'enfant ne sera pas comblée à la manière dont il le voulait. Il devra aller trouver son père pour se faire tout expliquer.
Ainsi les parents, les anciens apparaissent incontournables, même dans l'ordre de la connaissance. Il est dans l'ordre des choses qu'on ne s'aventure pas seul sur le chemin de la connaissance ; des gens nous y ont devancés ; et il est normal de profiter des expériences passées au lieu de vouloir tout reprendre à zéro.
En effet, il y a une lecture des faits qui apparaissent mystérieux, incompréhensibles quand on n'en détient pas la clef. Ainsi le père de l'enfant sait alors que celui-ci n'a pas pu s'expliquer tout ce qu'il a vu. Dans le domaine des relations humaines et sociales en particulier on a besoin de se faire expliquer les choses à partir du vécu, des expériences amassées. Il faut savoir par exemple qu'un gros éléphant peut être peu endurant par rapport à une petite biche ; les apparences sociales et extérieures peuvent tromper.

Demeurer dans l'ordre

L'opposition entretenue entre la sagesse et la connaissance détenues par les vieux et la volonté d'initiation « sauvage » des jeunes au savoir est bien caractéristique du discours de l'ordre.
Les vieux et la volonté d'initiation "sauvage" des jeunes au savoir est bien caractéristique du discours de l'ordre: il faut rester dans l'ordre.
L'ordre vit et se pérennise en justifiant son bienfondé et en créant la peur de s'en écarter.
La mort vient du désordre. Et si aujourd'hui la mort est dans l'ordre naturel de la vie (tant qu'existe la vie, vit la mort), c'est que les hommes l'ont voulue, d'une certaine manière; ils ont du la payer de leur faute, du moins c'est ce que rapporte le conte.
Selon un conte, les hommes divisés entre eux sur la proposition que Dieu leur fait de choisir entre l'immortalité et la possibilité certaine de mourir, les hommes dépêchent chez lui deux messagers : le chien et le chat. Le chien devait dire que les hommes ne voulaient pas mourir; le chat devait annoncer le contraire. En chemin, le chien trouve des os et se met à les croquer. Le chat arrive le premier chez Dieu qui scelle la destinée des hommes à partir du premier message reçu ; le chien arrive trop tard. ATV6

Un ordre primordial perturbé par l'homme

Dans un autre conte, un homme ivre est la cause perturbatrice de l'ordre primordial dans lequel l'homme devait effectuer un passage harmonieux au monde des ancêtres sans cassure brutale ; il y accédait sans mourir. Autrefois, Dieu faisait venir son messager avec une chaine pour monter au ciel. Au tour de cet homme saoul, il refusa de retourner chez Dieu, le jour décidé. Dieu doit le frapper de mort. Depuis les hommes meurent. ATV7
Un conte similaire rapporte qu'un homme refusa inconsidérément de retourner avec le messager de Dieu le jour arrêté, prétextant qu'il avait des sacrifices à faire; une semaine et trois jours, il refusa d'obtempérer. Dieu le frappa de mort et il fut enterré sur terre. C'est depuis lors que la mort est restée sur terre. Ainsi dans l'ordre social, l'inconscience est mortelle. ATV8
La mort est venue aussi par la faute d'un cupide. Araignée trouve un jour Mort dans son campement (autrefois Mort habitait la brousse et ne vivait que d'animaux). Araignée s'approprie ses vivres (ignames, viande) et retourne à la maison. Arrivé chez lui, il apprend la mort d'un de ses enfants. Malgré les conséquences de son acte, Araignée s'entête dans son dessein de tout prendre à Mort. Il retourne chez Mort. La dernière fois, Mort le suit jusqu'au village où il se répandra partout avec son cortège de pleurs et de désolation. ATV9
Un doublet de ce conte existe. Araignée trouve le fils de Mort en brousse, sous l'aspect d'un jeune homme très beau. Il le soustrait à son père, absent, et l'amène au village où il le présente comme son propre fils. Mort découvrira que son fils a été enlevé. Il poursuivra Araignée jusque dans son village pour retrouver son fils. Voilà comment Araignée a introduit la mort au village. ATV10

Ne pas introduire des germes de mort dans le village

Dans leur signification profonde, ces deux contes insinuent que tout bien mal acquis, toute réussite individuelle démesurée, introduisent des germes de mort dans l'ordre villageois: la vie collective ne serait pas possible si la cupidité et l'appropriation illégale des biens d'autrui devaient être la norme.
La société doit se protéger. Elle ne tolère pas, par exemple, la désobéissance et la punir parce qu'elle constitue une insulte à l'autorité des ancêtres, des parents, donc au principe de séniorité et de primogéniture. "C'est en quelque sorte, note Pierre N'DA, un acte de révolte qui rompt momentanément l'influx vital qui se transmet de parents à enfants, d'ainé à cadet".
La soumission et la docilité sont présentées comme des valeurs positives ; elles forment aux normes immanentes de la communauté. Celui qui obéit, par exemple à son père, obéira au chef et à la tradition; il respectera le système social, l'ordre établi.
La morale des contes est à souhait conformiste ; elle appelle constamment au respect de la tradition, des interdits. Elle ne tolère pas qu'on puisse manquer à la parole donnée, au respect des secrets de l'initiation, à la discrétion en général.

Défauts qui détruisent la paix sociale

L'indiscrétion, par exemple, est signe d'immaturité et d'irresponsabilité: trahir un secret, c'est en quelque sorte être parjure, indigne d'intégrer la société adulte. Voilà pourquoi dans le conte, l'auteur d'une indiscrétion la paie bien souvent. Cela est arrivé à Araignée.
Araignée était célibataire. Il découvre un jour qu'une patte de gibier qu'il avait suspendue dans la cuisine est devenue une femme. Il l'épouse; elle vit avec lui et lui fait tout. Un jour, Dieu perd sa mère. Araignée et sa femme vont chez lui pour les funérailles (festives). Nos hôtes participent à la danse. Soudain Araignée se met à chanter: "J'ai tué un animal; je ne l'ai pas mangé; j'ai tué un animal, je ne l'ai pas mangé; le roseau me suit". Son épouse se met aussi à chanter: "Araignée, il ne faut pas tout dire." Kouakou Ananze, il ne faut pas tout dire. Araignée, ne fais pas ça. Ananze, il ne faut pas tout dire. Kouakou Ananze, il ne faut pas tout dire. Araignée, ne fais pas ça". Ensemble ils exécutèrent leur danse en chantant longtemps. De retour des funérailles, la femme d'Araignée lui signifie le divorce et se transforme de nouveau en animal et s'accroche au plafond. Araignée perd ainsi sa femme par son irrespect et son indiscrétion. ATV11
Est dénoncée aussi la méchanceté sous toutes ses formes (cruauté, malveillance, ingratitude perverse, volonté de nuire, sorcellerie destructrice). Telle la conduite de ces deux filles : dans la forêt, elles trompent leur amie et la livre ainsi à la merci d'une sorcière "mangeuse de chair humaine". La jeune fille devait mourir. Elle réussit à se libérer de l'emprise de la sorcière grâce au crabe (symbole de la puissance tutélaire de l'au-delà) qui lui révèle le nom de la sorcière ; celle-ci est ainsi démasquée. ATV12
La méchanceté est aussi dans le cœur de cette mère qui oblige sa fille à aller au champ, un jour interdit ; elle voulait sa mort; elle avait déjà fait mourir ainsi ses neufs premières filles. Elle sera démasquée comme sorcière. Les anciens lui diront :"C'est bien! Quand une personne est mauvaise à ce point-là, nous devons nous occuper d'elle; nous allons la prendre pour qu'elle "aide" le vil1age". ATV13
La méchanceté est une abomination. Elle détruit l'individu ainsi que la société toute entière.
Le conte dénonce les défauts pour mieux dire ce qu'il faut faire ou être afin que vive la société et qu'on vive en harmonie dans l'ordre social.
Il Y a derrière la critique des défauts qui détruisent la paix sociale et l'harmonie une volonté de contrôle social pour justifier l'ordre qui prévaut. On pourrait traduire: on a toujours tort de troubler l'ordre établi; on le paie toujours. Les répressions morales ou physiques dans le conte, la violence, même sous formes dégradées, expriment cette idée de manière concrète.
Il reste qu'un ordre ne règne jamais de manière absolue: les protestations, les révoltes, les résistances indiquent que derrière l'apparence de l'ordre subsistent toujours des rapports sociaux de domination et de contestation.

La contestation de l'ordre

La société traditionnelle africaine est une communauté, avec une forte conscience de son unité, une centration sur les valeurs et la recherche de consensus. Telle qu'elle se présente, les tensions et les oppositions ne s'y développent, le plus souvent, qu'assez discrètement, à travers et autour des valeurs, des normes et des moyens de contrôle social. Il reste qu'elle n'est pas indifférenciée.
Ses normes et ses valeurs, même manifestées sous la forme d'institution, correspondent avant tout à des groupes sociaux particuliers. Par exemple, elle apparaît phallocratique et gérontocratique : les hommes et les vieux y sont plus valorisés que les femmes et les vieilles. Le conte le montre bien. C'est dire que les normes sociales trahissent l'emprise des groupes dominants et dirigeants sur les orientations culturelles et sont avant tout des instruments de reproduction et de légitimation de l'ordre établi.

Ordre social au service des dominants intolérants

Mais cela n'empêche que celui-ci puisse être contesté. Comment ? Par exemple, à travers le conte par une critique et une subversion pacifique permanentes de l'ordre. La dénonciation de celui-ci repose à la vérité sur une vision assez pessimiste.
L'ordre se révèle comme celui de la domination et même de l'intolérance et de l'injustice.
Dans un conte une mère accompagne de sa bénédiction les enfants qui se conforment aux normes établies et renie en revanche un fils qui ose aller à l'encontre des comportements sociaux courants : il choisit un métier qui n'est pas du gout de sa mère : il veut tracer des routes.
L'enfant est obligé de quitter alors le village pour aller s'installer dans la brousse. Un jour, la mère est en difficulté: elle a rasé, pour le rendre propre, la tête d'un enfant aux cheveux hirsutes, qui se traînait dans le village. Or c'était l'enfant d'un génie de la forêt. Ce génie, qui est d'ailleurs une femme, vient exiger qu'on remette en place les cheveux de son fils. Et voilà un problème insurmontable. La mère court de fils en fils personne ne peut l'aider.
En désespoir de cause, elle se souvient de son fils qu'elle avait rejeté. Elle le cherche et le trouve elle lui soumet la raison de sa visite. Le fils demande au génie de ramasser les traces de ses pas sur les lieux qu'il habite; après cela, il pourra en retour remettre les cheveux du petit sur la tête. Le génie s'affaire: il ramasse les traces de devant lui, en même temps qu'il en fait d'autres derrière lui; alors il revient en arrière. Il s'épuisera bien vite; il devra renoncer à sa requête. L'affaire est ainsi réglée. La mère est sauvée par le tour d'esprit et la ruse du fils rejeté. ATV14
Le génie et la mère ont ceci de commun : leur intransigeance. Cette intransigeance est celle qui menace tous ceux qui représentent l'autorité et qui, au nom d'un ordre établi, se montrent peu conciliants.

L'instinct d'accaparement qui grise le pouvoir

On retrouve le même comportement chez ce roi qui exige d'un enfant qu'il retrouve coûte que coûte sa bague perdue; en fait il en voulait à sa vie.
Autrefois, note le conte, personne ne connaissait Dieu; et le roi était considéré comme Dieu. Voilà qu'un enfant nait ; on veut lui donner un nom ; il refuse; il prétend qu'il s'appelle "Qui est celui qui a tout pouvoir ?". Et lorsqu''on l'appelle ainsi, 11 répond: "Dieu".
Le roi décide de le supprimer pour l'impertinence de son nom. Il commence par se lier d'amitié avec lui. Lorsque l'enfant a totalement sa confiance, il décide un jour de fête de le parer et lui met au doigt une bague précieuse, héritée de ses ancêtres. Le roi réussit à enivrer l'enfant. Pendant qu'il dormait, il lui retire la bague du doigt, et la jette au fond de la mer. Comme l'enfant était incapable de retrouver cette bague, le roi décide de le tuer purement et simplement. Mais il ne mourra pas, parce qu'à son dernier repas, il retrouvera la bague dans la chair du poisson qu'il mangeait. Vraiment Dieu était avec lui. Depuis lors, tout le monde sait que Dieu seul a tout pouvoir. ATV15
Le pouvoir humain grise. Et tous ceux qui participent à l'ordre dominant sont non seulement jaloux de leurs prérogatives mais ont des tendances égoïstes ils veulent tout pour eux. Dans un autre conte Dieu lui-m&me n'est pas exempt de ce travers. Il veut garder pour lui le fils d'Araignée, vainqueur de son fils qu'on croyait invincible. Dans un autre conte, Araignée s'approprie le fils de Mort tant celui-ci est beau. Une autrefois, il veut s'arroger toute l'intelligence pour en jouir tout seul. Il semble que l'instinct d'accaparement grandit au fur et à mesure qu'on gagne en autorité, qu'on monte dans la hiérarchie sociale. Ceux qui en sont les victimes en prennent conscience. Le conte est un lieu privilégié pour exorciser la domination sociale, qu'elle soit subtile ou brutale.
Celle-ci peut effectivement s'exprimer dans la force brutale et le cynisme.

Une critique aux puissants du monde

Tel est le cas du fils de Dieu, Kakabangoa. A chaque fois qu'Araignée et sa femme vont dans leur champ, il descend soudain du ciel, les empoigne et les bat à satiété ; il aura pris le temps de se présenter : "Ce que je fais moi : je frappe seulement les hommes". ATV16
Une brutalité sauvage et sans raison, pour le plaisir de frapper 1 C'est absurde. Mais telle est la bêtise de ceux qui ont tout le pouvoir pour eux.
La critique, acerbe, ne ménage pas les puissants de ce monde. Il n'y a pas de quoi - à regarder à la conduite de ce roi dans le conte suivant. Un roi avait tous pouvoirs. Personne ne pouvait lui parler. Il coupait la tête à quiconque osait lui faire des remontrances ou même des observations. Un jour, il eut l'idée d'élever un python. Celui-ci commença à grandir. Il se mit à attraper les poules pour les manger; mais personne ne pouvait rien dire. Le python grandissait. A deux ans, il mangeait les moutons, les cabris. Le roi continuait de le garder.
Il grandissait toujours. A l'âge d'environ quatre ans, il dévorait les enfants. Quand les gens du village allaient dans les champs, il sortait et tuait impunément les enfants restés à la maison. Tous les enfants, garçons et fillettes, allaient être mangés. Les habitants durent s'enfuir tous du village. Juste avant leur départ, une femme mit au monde un bébé; elle l'abandonne dans e village.
Le monstre vorace vint pour en faire une bouchée. Le bébé le tua du couteau qui avait servi à couper son nombril. Le village était libéré. Tout le monde y retourna. ATV17

Les dérives d'un povoir non contrôlé

Voilà comment le pouvoir absolu entre les mains d'un chef peut engendrer l'arbitraire et la destruction sociale. Les ravages du python symbolisent bien Cette situation. La vie et la paix sociale ne sont possibles tant que n'est pas détruit l'agent destructeur.
Par cette allégorie du roi qui pousse l'arbitraire jusqu'à élever un python qui a la liberté de détruire, le conte appelle pratiquement à la révolte et à la subversion en criant, haut sur les toits, à toute la communauté : ne permettez jamais à un être humain, fat-il roi, d'avoir un pouvoir non contrôlé; celui-ci deviendrait trop rapidement aussi pervers qu'incontrôlable.
L'arbitraire porte, en effet, des germes de mort pour la communauté: celle ci se désagrège inévitablement (les villageois ont da fuir le village en rangs dispersés).
Par l'allégorie grossissante, le conte fait comprendre ce qui est habituellement diffus, insidieux. Telle est la domination sociale. Elle pénètre et enrobe tellement bien les valeurs, les normes et les conduites quotidiennes que l'ensemble de la collectivité la supporte, l'accepte et même l'assume sans toujours en avoir une conscience nette: tout le monde admet qu'un "petit" puisse être écrasé; et cela parât dans l'ordre des choses.

L'endormissement de la conscience populaire

Dans un conte, un petit enfant couvert de pian relève le premier une parole d'Araignée ; il affirme : "Grand-père Araignée a dit que s'il obtenait la toute petite calebasse, il accéderait à la demande de Dieu de lui donner son fils Sekouman l'invincible qui a triomphé du fils de Dieu, Kakabangoa". Dès que l'enfant eut parlé, on le traita de menteur; et on lui coupa la tête immédiatement, sans autre forme de procès. Araignée était assis là. Il répéta : Nanan Dieu, si j'obtiens la toute petite calebasse qui est là-bas, alors je prendrai mon fils pour te le donner". Cette fois-ci, tout le monde l'entendit clairement. On s'aperçut qu'on avait tué l'enfant pour rien. ATV18
Dans le développement même de ce conte, cet incident apparait comme une petite parenthèse insignifiante; le conte se continue dans sa logique initiale. La mort d'un petit pianique ne mérite pas qu'on perturbe le cours de la vie, qu'on se dérange même. Personne n'a crié au scandale pour la mort de cet innocent qui disait vrai en fait. Son péché, c'est surtout d'être pianique et de vouloir prendre la parole dans l'assemblée comme les gens sains. Il n'a pas pitié de lui-même ; il ne mérite pas la pitié. Voilà comment la conscience populaire dominée tolère l'écrasement du petit, du pauvre, du sans défense.
Le conte dénonce l'endormissement de la conscience; il appelle à la vigilance, au refus systématique de toute injustice, de toute domination tout être humain mérite considération; il a une dignité. C'est à tout un effort de dessillement des yeux, de dévoilement de ce que l'ordre dominant masque sous des principes abstraits généraux que le conte s'emploie.

Petits qui luttent contre les force du mal

Qu'il procède par petites touches ou par gros plans sur les rapports sociaux, le conte se plait à dire la vérité de la société: elle est traversée par des intérêts différents et des inégalités : celles-ci doivent être corrigées. C'est essentiellement le combat des dominés, des petits.
La vie sociale sera meilleure grâce à eux. Tel est en profondeur le sens de la récurrence du "petit", de l'insignifiant dans le conte.
L'insignifiant cache toujours quelque chose de grand, de beau.
Araignée en sait quelque chose; il choisit en échange de son fils, la plus petite des calebasses de Dieu; elle était pleine de sagesse. Un bébé d'un jour sauve tout son village en fuite en tuant le python dévoreur. Un petit pianique délivre ses soeurs aînées d'une mort certaine. Il défait les perles des reins de ses soeurs pour les mettre aux reins des garçons de la mère-sorcière au dessein funeste. Il prend ensuite les foulards et en couvre la tête des garçons. Peu de temps après, la mère-sorcière tue tous ses enfants en croyant tuer leurs fiancées, les aînées du pianique. Il s'enfuit avec ses soeurs. Ils seront rattrapés; ils avaient grimpés à un arbre pour se cacher.
La poursuivante fera tomber les filles une à une en chantant. Elle les tue toutes. Il ne restait plus que le frère cadet malade. La femme chante à nouveau. L'enfant dit: "ce n'est pas à moi que tu parles, c'est à l'arbre qui se trouve là-bas que tu parles".
L'arbre se déracine. L'enfant se met aussi à chanter. Soudain la femme-sorcière, qui était sous l'arbre, tombe sur sa propre lance et se tue. L'enfant descend de l'arbre; il prépare un médicament et ressuscite ses sœurs. Il jette le remède. Une tortue le ramas­se et en ressuscite la sorcière; celle-ci la tue et la mange. ATV19

Les pouvoirs des petits, des faibles, des malades

Le conte prête un pouvoir particulier aux malades, aux faibles, aux êtres en marge de la société, notamment pour s'opposer aux êtres malfaisants et déjouer leurs intrigues. La ruse de l'enfant pianique sera plus forte que les manigances de la sorcière. Le bien triomphe du mal, surtout si les petits s'y adonnent. Mais ne l'oublions pas: le mal existe.
La sorcière tuera la tortue qui l'aura fait revenir à la vie. Le mal existe; il agit dans l'ombre, en cachette, travaille à distance. Il est dans cette autre femme qui transmet son "diable" à sa fille et qui "tuera" avec elle une de leur cousine. Le mal est encore dans cette mère qui laisse Mort abattre sa propre fille ; elle aura lutté avec son mari pour l'empêcher de protéger leur enfant.
Un autre conte rapporte comment la communauté expérimente la fécondité, un trésor collectif relevant de la plénitude de vie des ancêtres. Cela est symbolisé par un arbre qui porte comme fruits l'organe male. Un jour, une fille, sœur cadette de grandes filles, toute couverte de pian, voulut accompagner ses sœurs pour aller cueillir ces sortes de fruits qu'elles avaient vus sur un arbre. Après plusieurs refus, les grandes sœurs la laissent venir avec elles. Elles n'avaient pas réussit encore à prendre un seul "fruit". La sœur cadette trouvera le secret de faire descendre les "fruits". Elles pourront toutes en cueillir. ATV20
Grace à ces "fruits", le groupe social pourra désormais recueillir le flux vital provenant des ancêtres et accroitre sa richesse en ressources humaines. Une pauvre pianique a livré aux hommes et aux femmes le secret de la procréation. Quelle chance pour l'humanité que ces êtres dérisoires ! C'est encore l'un d'eux, Ndjékouma, le fils d'Araignée, qui en montrant qu'il-était plus intelligent encore que son père empêchera celui-ci de confisquer en sa faveur et pour son seul usage personnel toute l'intelligence qu'il avait pris soin d'enfermer dans une calebasse.
Constamment, la morgue des puissants, l'abus de pouvoir, l'intelligence de ceux qui se prennent au sérieux, leur méchanceté, leur égoïsme, leur cupidité, sont dénoncés. Les « grands » sont tournés en dérision, bafoués par des adversaires insignifiants.
Ainsi la contestation sociale, voire politique est portée par les "petits".
Ils apparaissent comme les défenseurs du peuple, comme les libérateurs, les sauveurs ; ce sont les fossoyeurs des puissants, les exterminateurs des méchants.
C'est parce qu'ils sont des bouts d'hommes (enfants), des faibles, des malades (pianiques), des sans pouvoir ni autorité qu'ils sont instruments des ga­rants meta-sociaux de la collectivité Dieu et les anciens agissent en eux et par eux et veillent sur la communauté ils appellent à redresser ce qui est tordu, à organiser la justice.

Conclusion

L'analyse du conte ou précisément l'analyse de l'analyse du conte sur la société conforte l'idée que le conte porte une représentation de la vie sociale il est même une théorie sociale. Des intérêts divergents conduisent à tenir à la fois le discours de/sur l'ordre et celui de la contestation. La société apparait une et divisée. En même temps, la référence constante aux orientations socioculturelles liées à l'historicité unit.
Autrement dit, les valeurs de légitimation et les mises en cause sont constitutives de l'action sociale et culturelle. Elles révèlent ensemble comment la société s'insère entre les instruments idéologiques de reproduction des inégalités et des privilèges et les instruments de production de la société par elle-même.
On avait trop vite cru que la société traditionnelle, centrée sur la reproduction ne savait pas mener d'action sur elle-même. Le conte apprend que ce type de société n'est pas immobile, clos sur ses valeurs il connait les tensions, les transactions.
Il n'est pas pur système de domination puisqu'il le mouvement : il a une vie qui le porte aussi au changement, même si celui-ci n'est pas toujours aussi spectaculaire que celui au cœur des sociétés post­industrielles.
Ce changement surgit de l'impossibilité même pour les groupes do­minants d'écraser totalement les "petits". A l'identité offensive des "grands" répondent les conduites défensives des "petits", à la domination, la contesta­tion. Ceux-ci refusent la domination et sa justification idéologique ; ils atta­quent l'ordre social à partir des mêmes orientations culturelles que disputent les "grands". La société elle-même et ses orientations sont en particulier l'en­jeu des conflits culturels et de la défense ou de la critique de l'ordre.
Ainsi le conte est une parole de reproduction et de changement social.
Il est analyse de la société et action sur elle.

Paul N'DA,
Ecole Normale Sypérieure
Abidjan, 28/03/1988